Les forces noires africaines avant, pendant et après la Grande guerre

Recension rédigée par Jean Martin


L’association Solidarité internationale a vu le jour au sein de la cité Ampère, à Vitry-sur-Seine, en 2003. Dans ce milieu où cohabitent des gens d’origines, de cultures et de confessions différentes, elle se donne pour but d’œuvrer au développement des contacts et des échanges entre personnes de diverses cultures : En 2014, Catherine Lahaye, directrice de l’association, d’origine camerounaise, et son mari, l’ingénieur Gilbert Lahaye, président de l’association, décidèrent de mettre sur pied des manifestations commémoratives et notamment une exposition sur les tirailleurs « sénégalais » qui leur paraissaient-à juste titre-très oubliés dans les cérémonies du souvenir de ce centenaire de la Grande Guerre. C’est ainsi que le projet d’une exposition itinérante « La caravane de la mémoire » allait prendre corps.

Il fallait trouver des bonnes volontés et constituer une équipe. Jean Paul Gourévitch, consultant international et spécialiste reconnu de l’Afrique à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages, fut désigné comme coordinateur scientifique de l’exposition (et est aujourd’hui coordinateur du présent ouvrage).

L’ouvrage « Les Forces armées africaines » est en quelque sorte le fruit du travail de ceux qui ont œuvré à l’élaboration de l’exposition. Outre le coordinateur J.P. Gourevitch, les intervenants sont : Gilbert Lahaye, président de l’association, Catherine Lahaye (née Bat Nguélé), directrice de l’association, Laetitia Lahaye, étudiante en architecture, Philippe Roudier, conservateur du musée des troupes de Marine, Camille Duparc, professeure agrégée d’histoire, Joël Broquet, ancien directeur du centre de formation des élus locaux et Éric Fous, commissaire divisionnaire honoraire.

L’ouvrage est divisé en trois parties chronologiques :

1/ L’Afrique avant l’arrivée des Européens. Son évolution jusqu’à la création des unités de tirailleurs « sénégalais » à l’époque coloniale.

2/ Première guerre mondiale (avec accent mis sur la participation des tirailleurs).

3/ Entre-deux-guerres. Evolution vers le second conflit mondial.

Dans la première partie, les auteurs retracent la genèse des grands empires : Ghana, Songhaï, Mali, puis nous font passer à la propagation de l’islam avec les empires du XIX siècle. Empire Peul du Macina, Othman dan Fodio et le « Califat » de Sokoto. Empire Toucouleur d’El Hadj Omar, empires éphémères de Samory Touré, royaumes côtiers du Bénin, du Dahomey  etc… Le quatrième chapitre retrace la genèse des troupes africaines apparues dès le XVIII siècle, jusqu’à la mise sur pied des tirailleurs sénégalais qui allaient jouer un rôle essentiel dans les opérations de la conquête, ce qui permettra à Henri Brunschwig d’écrire que l’Afrique a été conquise par des Noirs pour le compte des Blancs (colonne Archinard, expédition du général Dodds au Dahomey). Les tragédies qui ont marqué le passage de certaines colonnes, Voulet-Chanoine entre autres, ne sont pas oubliées.

Aux chapitres 5 et 6 on lira de bonnes pages sur l’image des Africains en France, entretenue notamment par les expositions coloniales et sur la naissance du « racialisme » - théorie classificatoire dans laquelle on a pu voir l’avant-garde du racisme tout court - et aussi sur la vision que les Africains se faisaient des Français, même à des époques anciennes (Louis XIV). Selon Veronika Karady, le Blanc est une divinité aquatique, puisqu’il sort de la mer. C’est aussi un revenant, le cadavre ressuscité d’un noir devenu blanc, et enfin sa richesse est inépuisable. Le chapitre 7 nous présente ainsi le théoricien de la Force Noire, le lieutenant-colonel Mangin qui, conscient de l’infériorité démographique de la France devant le voisin d’outre-Rhin, allait exposer ses vues dans son livre « La Force Noire » publié en 1910. L’idée était moins nouvelle qu’on ne serait tenté de le penser puisque les autres puissances coloniales employaient déjà des soldats « indigènes » dans leurs armées. Mais Mangin semble avoir été le premier à envisager la possibilité de les faire intervenir dans les guerres sur le continent européen. Exaltant les qualités de discipline, d’endurance et de bravoure des Sénégalais, Mangin estimait qu’il serait possible d’en recruter 7500 par an soit près de 40.000 sur 5 ans en Afrique Occidentale. Il pensait, à juste titre, que les Allemands n’envisageaient pas de procéder à des recrutements dans leurs colonies.

Une vaste campagne de presse salua la publication de cet ouvrage : de nombreux journaux s’en firent l’écho et le Comité de l’Afrique Française prodigua ses encouragements. Dans la foulée, un décret du 7 février 1912 instituait un service militaire de quatre ans aux colonies.

Les résultats n’en furent pas moins décevants : les Africains ne firent pas preuve d’un grand enthousiasme, les colons et dirigeants des grandes entreprises se montraient réservés, voire hostiles, par crainte de perdre leur main d’œuvre, certains officiers étaient réticents, si bien qu’au début du conflit les troupes coloniales ne comptaient pas plus de 60.000 hommes dont 55.000 indigènes. On sait que le rôle de Mangin pendant la guerre fut très contesté (Diagne parlait de boucherie).

Le chapitre 8, intitulé « l’Afrique de 1870 à 1914 », traite en fait uniquement de la colonisation allemande du Togoland et du Kameroun : il est assez étonnant de lire que ces deux territoires formaient des protectorats alors qu’ils étaient soumis à un régime colonial d’administration directe (une certaine autonomie étant laissée aux chefs coutumiers) et il est plus surprenant encore de lire p.78 que la Conférence de Berlin a proclamé la doctrine de l’Hinterland, (droit pour une puissance coloniale établie sur la côte de prendre possession de l’arrière-pays) alors que les travaux d’Henri Brunschwig ont démontré l’inanité de cette assertion.

De la deuxième partie : « Les forces noires africaines dans la Grande Guerre » on retiendra de bonnes pages sur les hostilités en Afrique c’est à dire la conquête des territoires allemands (chapitre 2)   ou encore sur les Sénégalais au cœur des combats (chapitre 5). On saura gré aux auteurs de dissiper la légende selon laquelle les tirailleurs africains auraient été systématiquement envoyés au feu et auraient subi des pertes plus lourdes que leurs camarades français (même si le commandement avait parfois recours à l’effet de peur que les Noirs inspiraient aux Allemands).

Bonnes pages également au chapitre 6 sur les cultes (la fraternité d’armes favorisait la tolérance religieuse et l’avènement d’une société pluriconfessionnelle. L’implantation définitive de l’islam en France date de la première guerre mondiale) et au chapitre 7 sur les rapports des tirailleurs avec les femmes françaises (marraines de guerre, épouses quelquefois et autres…).

La troisième partie nous donne trois excellents chapitres sur le retour au pays, sur l’image du Noir dans la société française de la guerre et de l’après-guerre, sur l’image du Blanc en Afrique aux lendemains de guerre. Même si la vision peut paraître relever de l’imagerie d’Epinal, le personnage du tirailleur de retour dans ses foyers tenant conférence sous le baobab de son village devant ses cousins ou voisins émerveillés, fut bien une réalité : les récits, parfois enjolivés, de ces anciens combattants, ont contribué à une profonde évolution des mentalités (que l’on pourrait comparer à celle qu’engendrèrent les souvenirs des vétérans de la Grande Armée dans les campagnes françaises sous la monarchie censitaire). L’influence de l’exposition coloniale de 1931 sur la représentation que les Français se faisaient des Africains n’est pas négligée.

Même si quelques menues inexactitudes dénotent que les auteurs ne sont pas des historiens[1], l’iconographie et les annexes sont dignes de louanges. L’ouvrage est agrémenté d’une belle préface d’Eric Deroo et d’une postface du général d’armée Elrick Irastorza qui ouvre bien des pistes de réflexion. Un bel ouvrage de vulgarisation.

 


[1] Rappelons ainsi que Blaise Diagne n’était pas catholique (contrairement à ce qui est indiqué p.105) mais musulman en dépit du prénom donné par sa famille adoptive. Il eût souhaité être inhumé dans le cimetière musulman de Dakar, mais les imams s’y opposèrent en raison de son appartenance à la franc-maçonnerie. Sa tombe se trouve à l’entrée du cimetière.