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Bougainville, l'histoire secrète : la guerre du Canada, la colonie des Malouines, le premier voyage scientifique autour du monde

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Recension rédigée par Jean de La Guérivière


Ce livre est publié par un éditeur réputé pour ses anthologies thématiques. On se souvient, par exemple, du travail d’Alain Quella-Villeger pour Indochine, un rêve d’Asie,ou de Guy Dugas pour Maroc, les villes impériales. Cette fois, il s’agit des écrits du seul Louis Antoine de Bougainville et de quelques-uns de ses compagnons – écrits accompagnés d’explications et de commentaires si fournis que l’anthologie se fait partiellement biographie. Plus explicite que le sous-titre de couverture, le sous-titre de dos est ainsi rédigé : L’histoire secrète du premier tour du monde scientifique. Il appartient aux spécialistes de dire si ce livre lève le voile sur des aspects vraiment inconnus de la grande circumnavigation du marin français. Le profane, pour sa part, y trouvera la présentation intelligente d’une des plus belles aventures du XVIIIe siècle. Présentation digne d’un intérêt égal à celui porté à deux précédents ouvrages de Dominique Le Brun : Arctique, l’histoire secrète, et « La Méduse », les dessous d’un naufrage, dont Jean-François Le Mouël et l’amiral François Bellec ont respectivement fait ici les recensions.

S’agissant de l’Amérique du Nord, il reste chez les Français la nostalgie de ce qui aurait pu être et qui n’a pas été. Les « entretiens » sur la Nouvelle-Orléans tenus sous l’égide de l’Académie des sciences d’outre-mer et récemment publiés en volume étaient, dans l’optique nouvelle de la mondialisation, une façon de prendre son parti de l’abandon de la Louisiane par Napoléon. Telles que relatées par Dominique Le Brun, les prémices du voyage scientifique de Bougainville constituent un retour douloureux sur le renoncement de Louis XV à cette Nouvelle-France qui ne s’appelait pas encore Canada.

En effet, la première des trois principales parties du livre est consacrée aux années 1756-1760 pendant lesquelles Bougainville participe outre-Atlantique aux combats contre les Anglais, notamment comme aide de camp de Montcalm. Cette partie reprend son journal de route et ses lettres. Officier d’un régiment de dragons, il n’est pas encore marin. Il se trouve dans la situation paradoxale de devoir guerroyer contre un ennemi auquel l’attachent ses souvenirs de jeunesse. Il parle anglais, ayant été diplomate à Londres à l’âge de 25 ans. Il a appris son élection à la Royal Society of London au moment où il s’apprêtait à se battre contre cette nation ! Chez lui, le soldat se dédouble en observateur ethnologique des Amérindiens – Iroquois et autres – qu’il appelle comme tout le monde les « Sauvages », avec une majuscule, puisqu’à l’époque le mot désigne quiconque n’appartient pas à la civilisation occidentale.

Extrait du journal de Bougainville en 1757 : « Il est arrivé ici un homme venant de Louisiane. […] Le voici enfin arrivé ayant eu pour guides, à travers les lacs et les bois, des Sauvages qu’il changeait de poste en poste ». Le voyage de cet homme avait duré plus de six mois. On comprend dans ces conditions les raisons du manque de coordination dans l’action de la France en Amérique du Nord. Parties de La Rochelle en novembre 1756, les nouvelles de sa patrie ne parviennent à Bougainville qu’en avril 1757. Il y voit « une fermentation qui semble menacer l’Europe d’un incendie général ». Il s’agit en fait de cette Guerre de Sept ans qui épuise la France de Louis XV au point de lui faire renoncer à envoyer à Québec et à Montréal les renforts dont le corps expéditionnaire a besoin pour soutenir le siège des Anglais. Après la capitulation de Montréal, le 8 septembre 1760, Bougainville rentre en France avec le statut de « prisonnier sur parole ». C’était le temps, explique Le Brun, où, entre Européens, un officier vaincu n’était pas mis en captivité mais pouvait regagner son pays contre l’engagement de ne pas reprendre les armes contre son vainqueur.

La deuxième partie du livre est consacrée aux années 1763-1766 pendant lesquelles Bougainville installa éphémèrement la France aux Malouines, cet archipel au large de l’Argentine qui échut successivement à l’Espagne, sous le nom de Malvinas, et à la Grande-Bretagne, sous celui de Falkland, et dont la possession devait entraîner une guerre entre Anglais et Argentins en 1982. Le Brun résume clairement, en quelques pages, les arguments de Bougainville pour compenser la perte du Canada par l’établissement d’une colonie française dans cet archipel encore inhabité et non revendiqué, où les armateurs de Saint-Malo faisaient mouiller leurs bâtiments pour le commerce avec les possessions espagnoles d’Amérique du Sud – d’où le nom de Malouines que lui donna le géographe Guillaume Delisle. Le Brun cite ensuite Dom Pernetty, le religieux qui accompagna l’expédition de Bougainville, passé pour l’occasion du grade de colonel dans l’armée de terre à celui de capitaine de vaisseau.

Aujourd’hui consultable sur Gallica, le récit de Pernetty témoigne d’un don d’observationégal à celui de Bougainville.Le Brun en a notamment retenu les pages relatives au « baptême de la Ligne », le passage de l’équateur marqué traditionnellement par ce que le religieux appelle des « espèces de saturnales », lesquelles, ce jour-là, étaient égayées par la présence de femmes, puisque quelques familles ramenées d’Acadie faisaient partie de l’expédition pour le peuplement du futur établissement français. Également à bord en prévision de l’avenir, chevaux, vaches, moutons et autres animaux domestiques furent débarqués sur des îlesoù les oiseaux sauvages – canards, oies, outardes – se laissaient tirer sans méfiance par les premiers hommes à fouler un sol apparemment inchangé depuis la création du monde.Il y avait de l’eau douce, le climat était tempéré. Un « Fort de Saint-Louis » fut bâti ; Dom Pernetty entonna un Te Deumpendant la cérémonie marquant la fondation officielle de la nouvelle colonie.

Sauf que Madrid prit très mal la chose et qu’une déception attendait Bougainville à son retour. Explications de Le Brun : « Louis XV et Carlos III, roi d’Espagne, sont tous deux des Bourbon, et selon un accord tacite, dit Pacte des Familles, l’intérêt des Bourbon prime sur celui des nations qu’ils gouvernent. La création d’une colonie française à proximité de l’empire espagnol ne saurait nuire à la belle entente entre les deux couronnes. Bougainville est donc prié de se rendre à Madrid pour négocier les conditions du transfert de souveraineté à l’Espagne et l’évacuation de l’archipel. » En compensation de quoi, il obtient les moyens et le grade requis pour entreprendre le tour du monde sur deux vaisseaux du roi de France.

« Il faut, écrit Le Brun, mettre au clair la question de savoir si la circumnavigation de Bougainville est bien le premier tour du monde français. La réponse ne laisse aucune ambiguïté : à l’époque où la Boudeuse et l’Étoile appareillent, les armateurs-négociants malouins commercent avec la Chine via l’Amérique du Sud. Bravant le monopole commercial de la couronne d’Espagne, ils vendent dans les colonies du Chili et du Pérou des articles manufacturés en provenance d’Europe. Rémunérés en barre d’argent, ils traversent ensuite le Pacifique pour rejoindre la Chine où ils échangent une partie du précieux métal en porcelaines, ivoires, soieries… et reviennent en France par les Moluques où ils se fournissent en épices. Parce que ces bâtiments battent le pavillon malouin, ils ne sont pas des navires du roi de France. La Boudeuse et l’Étoile sont bel et bien les premiers à porter le pavillon blanc à fleurs de lys tout autour de la planète. »

Parti de Brest le 5 décembre 1766, Bougainville retrouvera la France à Saint-Malo le 16 mars 1769. Entretemps, il sera passé de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique par le détroit de Magellan ; de la mer de Chine à l’océan Indien par le détroit de la Sonde ; de l’océan Indien à l’Atlantique par le cap de Bonne-Espérance. À proprement parler, Tahiti, qu’il atteindra en avril 1768, n’a pas été découvert par lui. Le Britannique Samuel Wallis (adversaire des Français au Canada en 1757, par une ironie de l’histoire !) l’y a précédé de quelques mois, mais le récit de l’arrivée des Français dans la « Nouvelle Cythère » du Pacifique a beaucoup contribué à la célébrité du Voyage autour du monde et à la réputation de l’archipel.

Avant d’atteindre Tahiti, au niveau des Tuamotu, les Français étaient passé, sans s’y arrêter, au large de terres inconnues sur lesquelles ils avaient observé de loin quelques hommes d’abord pris pour des naufragés européens ; puis ils s’étaient aperçus qu’il s’agissait d’indigènes « fort grands et d’une couleur bronzée » dont ils se contentèrent de « distinguer des cabanes avec les longues-vues ». À Tahiti, au contraire, on assiste à la rencontre et à la fraternisation joyeuse de deux races et de deux sexes. Avant même d’avoir mouillé, Bougainville se voit entourer d’insulaires : « Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cédaient pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre d’Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues […]  Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. » Mais il se révèle rapidement que ces dames sont disponibles, avec le consentement amusé de la population masculine, pour le plus grand plaisir de « quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis des six mois n’avaient point vu de femmes ». Certains sont d’abord inhibés par l’habitude locale des ébats amoureux en public, mais « l’air qu’on respire, les chants, la danse presque toujours accompagnée de postures lascives, tout rappelle à chaque instant les douceurs de l’amour, tout crie de s’y livrer ». Seule ombre au tableau, rapportée par le chirurgien de l’expédition, il y a des maladies vénériennes, car « le mal qu’on a prétendu venir de Naples, et que d’autres nations attribuent aux Français, n’a sûrement point été apporté dans cet endroit par eux ».

L’escale à Tahiti dura seulement neuf jours. Après quoi, nécessairement, le voyage de retour paraît manquer un peu de piquant malgré ses nombreuses péripéties. Péripéties que vécut Aotourou, le Tahitien qui embarqua avec les Français, qui passa plusieurs mois à Paris à l’invitation de Bougainville, et qui devait mourir de la variole sur le bateau le ramenant sur sa terre natale.

Le Brun résume avec clarté de longs passages du Voyage autour du monde, gardant les temps forts d’une navigation au large de terres inconnues ou inhospitalières, avec tirs de flèches depuis des pirogues d’indigènes mal disposés. Les vivres manquent, il faut manger du rat. Le scorbut s’ajoute aux chaudes pisses. Enfin, la Boudeuse et l’Étoile atteignent l’actuelle Indonésie, ces Indes néerlandaises où prospère la Compagnie hollandaise des Indes. Ces pages-là constituent un très intéressant témoignage sur la solidarité entre Européens quelles que fussent les rivalités de leurs rois, quand bien même chacun gardât pour lui les cartes des mers et des terres qu’il avait découvertes.

Les dernières pages du livre de Le Brun sont brièvement consacrées à « la seconde vie de Bougainville », celle que l’auteur a racontée plus avant dans un autre ouvrage, le Bougainville paru en 2014 dans la collection « Folio, biographies » et complété en 2019 par un album chez Tallandier. On y voit Bougainville en chef d’une escadre de l’armée navale commandée par l’amiral de Grasse pendant la guerre d’indépendance américaine, ce qui lui valut plus tard d’être reçu dans l’ordre des Cincinnati ; en chatelain quinquagénaire marié à une jeunesse de 20 ans ; en commandant de l’escadre de Brest ; en vice-amiral fidèle au roi, emprisonné pendant le Terreur et sauvé par le 9 Thermidor ; en sénateur de l’Empire honoré par des funérailles nationales au Panthéon le 3 septembre 1811.

Il manque peut-être à cet ouvrage des cartes plus claires que les deux qui y figurent. Une bibliographie en fin de volume aurait pu préciser l’intitulé et les dates de publication de chaque écrit cité. Heureusement, une chronologie permet de retrouver des repères. Le « glossaire maritime et canadien » est bienvenu. On sent qu’il est inspiré par le vécu personnel de l’auteur, lui-même grand navigateur, membre des Écrivains de marine, invité permanent de l’Académie de Marine. L’homme d’expérience a conforté l’homme de cabinet.