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Une lecture laïque du Coran

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Recension rédigée par Christian Lochon


Professeur émérite de l'E.N.S. de Lyon, agrégé d'arabe, M. Georges Bohas spécialiste de la prosodie arabe ancienne, a développé la théorie des matrices et des étymons. Il est membre correspondant de l'Académie de Damas, éditeur de la Sirat Al Malik Baïbars, roman populaire arabe qui se passe dans l'Égypte des Mamelouks, dont le 16e volume en édition bilingue vient de sortir à l'IFPO de Beyrouth. De 2009 à 2012, il a dirigé le projet ANR VECMAS pour l'édition critique des manuscrits arabes sahariens de Tombouctou. Ses recherches sur la littérature syriaque l'ont conduit à traduire Bar Haebraus (ouvrage recensé dans nos colonnes en 2012). M. Gérard Roquet est égyptologue et directeur d'études émérite à l'E.P.H.E.

Dans sa Lecturelaîque du Coran, l'auteur «s'en tient à une démarche strictement scientifique, s'adressant au public cultivé, croyant ou non» (p.8). L'ouvrage comporte deux parties, l'une littéraire à base de sources coptes, syriaques et hébraïques et l'autre aborde le Coran sous l'aspect de la métrique et de la poésie formulaire, accessibles à des lecteurs avertis.

L'auteur nous prévient qu' «on perçoit souvent le vecteur, rarement, la séquence de l'emprunt» (p.41). Partant d'un texte apocalyptique chrétien (manuscrit Morgan 593), évoquant la vie post-mortem de l'ascète qui se retrouve au milieu de toutes les vierges et côtoie les archanges Michel et Gabriel, M. Bohas estime (p.12) que ce texte a pu inspirer les versets relatifs aux fameuses «houris», offertes aux Combattants de la foi (Coran 44, 54).

Le verset 71,1, relatif à l'argumentation de Noé prêchant le repentir «Avertis ton peuple avant que ne l'atteigne un tourment cruel», donc liant le déluge au châtiment (p.35) se trouve déjà dans un panégyrique de Jean-Baptiste attribué à l'archevêque alexandrin Théodose (p.40).

Dans la sourate 18, 8-26, lalégende des Sept Dormants d'Ephèse provient d'une homélie métrique de Jacques de Saroug (mort en 521) en syriaque dont l'intégration dans le Coran ne pose pas de problème. Il n'en est pas de même de l'histoire d'Alexandre Dhoul Qarnayn, «Bicornu» (18, 82-98). La Légende d'Alexandre est un ouvrage de propagande composé peu après 628 à Edesse ou à Amida (Diarbékir) quand Héraclius avait vaincu les Perses. Il est impossible que le texte ait pu être traduit en arabe et connu aussi vite à Médine. La redatation de cet emprunt est un argument sérieux pour dire que le Coran n'a pas été entièrement composé du vivant du Prophète (p.47).

Sur le plan lexical, une autre redatation est nécessaire pour l'emprunt de l'arabe Iblis au grecDiabolos. Le terme de «Diable» dans le Coran est «Chaytan» (70 occurrences), son pluriel «Chayatin» (19) et «Iblis» (11). Ce dernier emploi apparaît dans dix sourates. M. Bohas les cite et montre que la péricope d'Iblis est introduite par la formule «Quand nous dîmes aux anges» et n'a rien à voir avec son contexte. Elle a été introduite tardivement, interrompant un texte dont elle rompt la suite logique (p.58). Or, le terme Iblis est le mot grecdiabolos adopté en copte sous la forme tiabolos réduit par le phénomène de déglutination en ablis, iblis. Mais cet emprunt n'a pu se faire qu'en 640 et le Prophète était décédé en 630 (p.70).

Ainsi la connaissance des autres langues de la région fera comprendre le sens d'un mot. L'expression «Pharaon l'homme aux épieux ou aux pals» (Coran 38, 12 et 89, 10) est une erreur d'interprétation du terme arabe awtad correspondant au pharaonique ntrw et au copte ntajr qui ont le sens de dieux, transcrits par un hiéroglyphe représentant trois fanions exprimant «Pharaon parmi les dieux». En copte pour les chrétiens, ce sera le symbole de la Trinité (p.32).

La deuxième partie consacrée à la métrique «implique un certain niveau de maîtrise des analyses courantes et anciennes de la métrique arabe» (p.75). L'argumentation de l'auteur porte sur l'adoption dans le Coran de deux procédés de la métrique et du style formulaire utilisés dans la poésie préislamique que M. Bohas appelle «poésie verticale » (chi'ir 'amoudi) «car elle rend compte de la présentation du poème, des unités du mètre et de la rime» (p.77). Il montre que les sourates courtes 94,104, 112, 114 sont monorimes et polymètres et qu'il en est de même dans des sourates plus longues comme la 55 Al Rahman où 67 versets sur 78 ont des rimes en ân et 9 autres ont des rimes nasales en m oun, procédé de la poésie 'amoudi. Par contre, dans la sourate 19 Maryam, on assiste à une désagrégation progressive du système métrique classique (p.159) proche de la poésie moderne (p.165).

Le style formulaire de la poésie 'amoudi apparaît dans les sourates 87 et 100 (p.77) qui présentent une grande similitude. Dans Les Envoyés, les deux premiers versets «WA l'adiyati dabha /FA lmûriyati qadha» ressemblent à ceux des Coursiers, «WA lmursalati 'urfa/ FA lâsifati 'asfa». La symétrie WA/FA est un procédé de la poésie préislamique. Mais Mohamed ne voulait pas, comme ses ennemis l'en accusaient, passer pour un poète au lieu d'un prophète. M. Bohas cite à ce sujet le verset 26 224, où on le voit se moquer des poètes «Ne vois-tu pas qu'ils divaguent et disent ce qu'ils ne font point?» et la réaction de ses contestataires dans le verset 11, 5: « Les infidèles ont dit: Amas de rêves. Il l'a forgé. C'est un poète!» (p.167, 168).

Cet ouvrage passionnant nous dévoile le Coran comme une œuvre littéraire intégrant des traditions mésopotamiennes, égyptiennes, de la Bible, des Evangiles, des apocryphes, des traditions juives, de la littérature syriaque contemporaine, des écrits esséniens (p.185). On ne peut s'étonner que son érudit auteur nous demande quelques efforts pour le suivre. Cette recherche est complémentaire de celles des exégètes musulmans contemporains. La bibliographie imposante en arabe, anglais, allemand et français (p.187-194) le confirme.



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