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L'extraordinaire voyage d'un botaniste en Perse

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Recension rédigée par Christian Lochon


            De nombreux voyageurs téméraires européens ont parcouru le Proche et le Moyen-Orient, l’Iran et l’Inde, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à la recherche de manuscrits, de pierres précieuses, d’herbes médicinales, de statues antiques, qu’ils aient été missionnés par les monarques ou leurs ministres ou qu’ils se soient lancés à l’aventure par goût personnel ou pour des raisons scientifiques qui les honorent. On connaît bien les récits de voyage en Perse du joaillier Jean Chardin autour de l’année 1640, du botaniste Tournefort cent ans plus tard. C’est aussi le cas d’André Michaux, agriculteur de l’Ile de France qui sollicite et obtient en 1777 un stage d’études auprès du Comte de Buffon, directeur du Jardin du Roi, devenu des Plantes ; admis comme jardinier à la Cour de Versailles, il est rattaché à l’équipe qui élabore le nouveau jardin du Trianon et Marie-Antoinette accepte de lui faire confier une mission au Proche-Orient pour rapporter des plantes exotiques ; il accomplira ainsi dans des conditions parfois extrêmes une expédition qui le conduira d’Alexandrette à Chiraz. A peine revenu à Versailles au bout de trois ans et cinq mois, il doit laisser de côté la rédaction pour publication de ses notes pour repartir à la demande de Louis XVI aux Etats-Unis dont la France avait soutenu la guerre d’indépendance. Il y restera avec son fils également botaniste onze ans.

            Ce manuscrit, c’est Régis Pluchet, arrière-petit-neveu d’André Michaux qui le découvre dans les papiers familiaux et qui, avec beaucoup de ténacité, va entreprendre de le publier ; son aïeul est peu connu en France alors que sa notoriété aux Etats-Unis est certaine et entretenue par l’Association « André Michaux International Society » décrite page 215. En tout cas, le récit de son équipée en Asie mineure est une révélation.

            André Michaux quitte Paris le 2 février 1782 pour gagner Marseille et de là par bateau rejoindre Alexandrette. En caravane, il passe par Antioche et habite six mois à Alep, où résident 300.000 « Turcs » (incluant les Arabes musulmans) et 30.000 Chrétiens, parmi lesquels des Syriaques monophysites qui vont passer au rite catholique et 5.000 Juifs. Il herborise jusqu’à Lattaquié, constituant de précieux herbiers qu’il confiera au Consul de France à Alep pour les expédier à Marseille. Il y fait la connaissance de Jean-François Rousseau, dont le père est le cousin germain de Jean-Jacques Rousseau ; agent à Bassora de la Compagnie des Indes orientales et vice-consul à Bagdad, il est né à Isfahan de mère arménienne et parle couramment le persan, l’arabe, l’arménien, le turc et rendra d’immenses services aux voyageurs ; l’aïeul de son épouse jacobite, Daoud Saïd servit comme interprète de Louis XIV,  traduisit un certain nombre de fables orientales pour La Fontaine. Rousseau est associé avec des commerçants marseillais de bonneterie expatriés à Alep comme les Audibert, les Senez. Michaux part donc en caravane vers Bagdad avec Rousseau et avec un religieux, Pierre Joseph de Beauchamp, astronome, affecté comme Vicaire Général latin en Irak.

            Au bout de 42 jours, ils arrivent à Bagdad, qui compte 85.000 habitants (dont 2.000 Chrétiens) et logent chez les Pères Carmes. J. F. Rousseau a rapporté de France des bonnets d’Orléans et de la cochenille, articles très recherchés. Michaux herborise sur les bords du Tigre, visite la ziggurat de Nemroud. Comme il veut aller en Perse, il se rend à Bassora, parcourant 600 km en 12 jours. Il est accueilli chez le Consul britannique Latouche de mars à septembre 1783. En se rendant en bateau à Bouchher, il est enlevé par des Bédouins Muntafik puis heureusement libéré après l’intervention du diplomate anglais.

             Il arrive enfin à Bouchher le 22 septembre 1783 et va gagner Chiraz distante de
300 km ; la cité a été modernisée par le Régent Karim Khan, dont on voit encore aujourd’hui le superbe Bazar du Vali ; la ville est célèbre pour son vin et les verreries. C’est aussi le lieu de naissance des deux plus grands poètes persans, Hafez et Saadi qui n’aura pas hésité à
écrire : « Les enfants d’Adam font partie d’un même corps ». Michaux va à Persépolis qui est à 70 km et dont on dégagera la prestigieuse plateforme dite de Tchehel Minar (Quarante Colonnes) au début du XXe siècle. Il collecte aussi un onguent dérivé du bitume « momia » ou « pisasphalte ». De là, il gagne Isfahan le 7 avril 1784, peuplée de 300.000 habitants ; logé chez le Premier Ministre du Régent, il suit les berges du Zayandeh, décrivant les jardins spacieux et les trois ponts successifs, le premier un barrage, le second celui des « 33 Arches », le troisième le Chahrestan où des cafés sont aménagés au-dessus du fleuve comme encore  aujourd’hui. Puis il se rend à Hamadan visitant les fabriques de soie, à Tabriz où il découvre la culture de l’épeautre qu’il appelle « froment indigène » et dont il rapporte les graines en France. Il ira même à Rasht dans le Ghilan au Nord-Ouest du pays et jusqu’aux rives de la Caspienne à Anzeli, où il croise avec méfiance des Russes qui interviendront si souvent en Iran au cours des deux siècles suivants après l’annexion de la Crimée et de la partie septentrionale de l’Azerbaîdjan.

            Ce sera alors le retour par Kermanshah, Bagdad où il retrouve le Consul Rousseau ; il va rapporter de Salman Pak près de l’ancienne Séleucie une pierre serpentine ovoïde dont on ne déchiffrera qu’après 1860 l’inscription ; il s’agit d’un « kudurru » ou pierre votive du
XIe siècle avant J.C. qui atteste de la donation d’un terrain par un père à sa fille. Il repasse par Alep, s’embarque à Lattaquieh pour Chypre et Marseille. Le 15 juillet 1785, il est de retour à Paris, consacré botaniste, mais prié de s’expatrier une nouvelle fois en Amérique.

             Régis Pluchet a fait un travail remarquable à partir du manuscrit inachevé de son
aïeul ; en s’appuyant sur des notes retrouvées, des récits de voyageurs contemporains, il nous livre les découvertes d’un homme des « lumières » à la recherche de plantes rares mais aussi de contacts avec les hommes, Européens expatriés, citadins d’Alep, de Bagdad, de Bassora, de Chiraz, d’Isfahan, nomades des tribus arabes. L’auteur complète ces précieuses informations par des annexes comportant la chronologie du voyage (pages 204 à 207), des notices bibliographiques des personnes de l’entourage de Michaux (pages 207 à 214), une bibliographie très riche (pages 217 à 228), un index des toponymes (pages 229 à 235) et un index des  personnes citées (pages 236 à 240). Pour une seconde édition, on rappellera que la France n’a pas exercé sur la Syrie un « protectorat » mais un « mandat » (page 46), que les Janissaires étaient recrutés dans les villages chrétiens, qu’ils formaient un corps d’élite et non d’« esclaves » (page 51) à a différence des Mamelouks en Egypte et que ce sont sans doute des montagnards « alaouites » auxquels on prêtait des mœurs dissolues et non des Druzes connus pour leur extrême réserve (page 53). Cela dit, notre biographe ne mérite que des compliments.