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Le voyage initiatique en terre d'islam : ascensions célestes et itinéraires spirituels

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Recension rédigée par Christian Lochon


Cet ouvrage est la réédition d’un recueil d’articles de grands islamologues, paru aux éditions Peeters en 1996. Devenu introuvable mais ayant gardé ses qualités d’outil de recherche dans un domaine qui interpelle les soufis, les membres des confréries mais aussi  l’ensemble des musulmans, il était devenu indispensable de le rééditer. C’est au professeur M. A. Amir-Moezzi, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études qu’a été confiée cette tâche. Ce dernier s’était déjà illustré dans l’édition du précieux Dictionnaire du Coran (Paris, R. Laffont, Bouquins, 2007). Le livre rend aussi hommage à deux grands spécialistes de l’islam décédés entre les deux éditions, les professeurs Roger Arnaldez, membre de l’Institut, (1911-2006) qui rédigea la préface et Yves Marquet (cf. sa Philosophie des alchimistes et Alchimie des philosophes, Maisonneuve et Larose 1995).

Le « Mi’râj » dont il est question dans ces vingt études est le voyage nocturne effectué spirituellement pour les uns, physiquement pour les autres, par le Prophète sur son cheval Bouraq qui l’aurait transporté horizontalement de La Mecque à Jérusalem puis verticalement du site sur lequel sera construite la mosquée d’Al Aqsa jusqu’au Septième Ciel. La révélation en est faite dans la sourate coranique XVII verset 1 : « Gloire à celui qui fit aller de nuit son serviteur, du sanctuaire sacré au sanctuaire le plus éloigné ». De nombreuses versions littéraires en ont été faites, cette ascension rappelant l’Echelle de Jacob dans la Bible ou celle de Jésus après sa mort dans les Evangiles. Elle est en tout cas très utilisée dans la symbolique des confréries puisque l’impétrant, après un long cheminement initiatique devrait, sur l’exemple du Prophète, atteindre un semblable niveau de spiritualité.

Quatre études portent sur le texte coranique relatif à l’isra ou montée vers le Ciel. Claude Gilliot rappelle sur ce point les opinions de Nöldeke, Gaston Wiet, Schwally, A. Bevan, B. Schricke, Horowitz, R.Belle, A.Guillaume, Plessner, Wansborough, Busse, Neuwirth. Pour eux, le corpus du Coran n’aurait reçu sa forme canonique qu’au bout d’une centaine d’années.

Joseph Van Ess rapproche les versets 5 à 12 et 13 à 18 de la sourate LIII qui décrit le Trône divin et un « Vénérable Messager » de ce premier verset de la S. XVII. Pour Ibn Abbas, le Trône serait porté par quatre anges à forme d’homme, de lion, de taureau et d’aigle, surprenante évocation des lions ailés mésopotamiens. Daniel Gimaret, en examinant les neuf grandes compilations de hadiths (dits du prophète), Bukhari, Muslim, Abou Daoud, Tirmidi, Nasa’i, Ibn Maja, Dârimi, Malik, Ibn Hanbal, rapproche le hadith qui traite des « 7 Paradis » du texte du verset XVII,1. Quant au geste de la main divine posée sur le dos de Mohamed, il est rejeté comme anthropomorphique. Jean-Patrick Guillaume étudie la version latine du Mi’raj, ce Liber scale Machometi (Livre de l’échelle de Mahomet), qui a fait l’objet d’une double traduction d’un médecin  andalou juif Abraham puis de Bonaventure de Sienne ; c’est dans ce livre qui eut une large diffusion au Moyen Age que l’on trouve
l’affirmation : « Moi, Mahomet, Prophète et Messager de Dieu ».

Sept études portent sur les commentaires des grands auteurs classiques sur le
Mi’raj ; Guy Monnot se penche sur celui de Razi, Jean Jolivet sur celui de Kindi, A. Elamrani-Jamal sur celui d’Ibn Tufayl, C.H. de Fouchécour sur ceux d’Avicenne et d’Al Qucheyri, Pierre Lory sur ceux d’Al Bastami et de Farideddine Attar ; Herman Landult sur celui de Simnani consacré à Ibn Arabi pour lequel le Mi’raj aura été « un voyage par Dieu à partir de Dieu » ; Michel Chodkiewicz commente ce « Voyage sans fin, ce Voyage en Dieu » qui est celui de tout initié en citant Ibn Arabi et l’Encyclopédie des Frères de la Pureté (Xe siècle).

Six études sont consacrées aux conceptions de diverses branches du chiisme. Pour Mohamed Ali Moezzi, l’imam comme Mohamed, effectue le Mi’raj, symbole là aussi de celui de l’initié. La « wilaya », aspect ésotérique constitue l’essence de la nubuwa (prophétie) d’essence exotérique. Nagib Mayel-Heravi nous fait découvrir la riche littérature herméneutique en prose et en vers en traduisant du persan quelques « Me’ragiyyé ». Paul Ballanfat assure que le Mi’raj est le fondement de l’expérience mystique prenant comme exemple les ascensions du mystique chirazien Ruzbihan Baqli (1128-1209) ; il explicite les
« sattah », énonciations de paradoxes extatiques. Jean During connaît le milieu contemporain des musiciens iraniens inspirés qui se regroupent dans des récitals mystiques de chanteurs
« pour Dieu » ou « Beqasd-e-Khuda » ou pour célébrer l’imam Hussein. Il dévoile qu’à partir de 1850, l’accent musical azeri (turc d’origine) a dominé en Iran. Yves Marquet traite des aspects eschatologiques du Mi’raj chez les Ismaéliens et de leur interprétation de la réincarnation à partir des versets LXXI 16-17 « Dieu vous a fait pousser de la terre en végétaux ; puis il vous y fera retourner et vous en extraira  complètement ». M. M. Bar Asher et A. Kofsky décrivent le Mi’raj nusaïrite (ou alaouite) en évoquant l’ascension de Salman et de Mohamed et la croyance à la métempsychose (« musuhiyya »).

Trois études portent sur le Mi’raj dans le soufisme. Gerhard Bowering cite des textes de Bastami, Sulami, Tustari, Al Wasiti, Ibn Atar et l’imam Jaafar Sadeq (703-765) sur ce sujet. Thierry Zarcone, spécialiste de la confrérie Naqchbandie dont le mot d’ordre est
« Khalwa dar anjuman » ou l’isolement (spirituel) dans la société (matérielle) : « Voue-toi au recueillement mais dans la société » ; ce chercheur rapproche cet idéal confrérique de l’enseignement de la Baghavat Jita qui définit le yoga comme « l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction ».

La richesse des informations contenues dans cet ouvrage et qui viennent de commentateurs de toutes les périodes de l’islam appartenant à différentes sensibilités de cette religion universelle s’adresse certainement à des lecteurs possédant une connaissance suffisante du sujet, qui demeure l’ascension du Prophète au Ciel durant sa vie terrestre. Cet aspect hautement spirituel de son action d’envoyé de Dieu montre, contrairement aux actions menées aujourd’hui par des terroristes se réclamant de cette religion, que l’islam génère aussi de profondes réflexions sur la nature spirituelle de l’homme.