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Les consuls en Méditerranée : agents d'information, XVIe-XXe siècle

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Recension rédigée par Jean Martin


 

            Bien plus que les rives hanséatiques, celles de la Méditerranée, par excellence mer des échanges dès l'Antiquité, furent le théâtre d'une intense activité consulaire: on sait que l'un des plus anciens monuments de la langue catalane est le fameux Livre du Consulat de la Mer  (Consolat del Mar) traité de « ius mercatorum » rédigé vers 1258 à l'usage des marchands aragonais établis sur le pourtour du Bassin ou fréquentant les cinq grandes routes du commerce maritime.

            Sans remonter aussi haut dans le temps, la coordinatrice, Silvia Marzagalli (Université de Nice-Sophia-Antipolis) nous expose dans son introduction des motivations qui ont
sous tendu la rédaction de cet ouvrage collectif : dégager la figure type de ces médiateurs  des échanges mercantiles et culturels que furent les consuls et mettre en lumière l'évolution de la fonction consulaire au cours des quatre siècles concernés, qui virent se tisser un maillage de plus en plus dense, et de plus en plus efficace, de postes consulaires.

             Ce recueil nous présente dix-sept contributions émanant d'historiens originaires de six pays. La première nous fait remonter au XVIe siècle, puisque José Alberto Rodrigues da Silva Tavim  (Lisbonne) retrace les activités de consul du Portugal à Venise, Thomas de Cornoça. Issu d'une grande famille patricienne lisboète d'origine basque, ce dernier dirigeait un important réseau portugais de renseignement établi à Rome.

            Jörg Ulbert (Université de Lorient-Bretagne Sud) s'intéresse à l'extension du réseau consulaire français en Méditerranée sous Louis XIV. Il analyse en détail la correspondance des consuls, la fréquence et la durée d'acheminement des dépêches ainsi que la formalisation dans la rédaction des dépêches et la présentation des informations.

            Vers 1665-1670, après une longue éclipse, les Génois reparurent sur les échelles du Levant. Johann Petitjean  (Université de Poitiers) étudie les activités des consuls envoyés par la République dans l'Empire ottoman et l'exploitation que la seigneurie fait des informations qui lui sont adressées : on notera l'apparition de techniques de chiffrage et de cryptage afin de préserver le secret des correspondances.

            Dès le XVIIe siècle, certains consuls eurent une activité proprement diplomatique : tel est le cas de Jacob van Dam qui fut agent des Provinces Unies à Smyrne de 1668  à 1688 et dont Thierry Allain (Université de Montpellier 3) retrace le rôle particulièrement actif, qui fait de lui un chargé d'affaires officiel de la République batave.

            Toujours au XVIIe siècle (1670-1690), Guillaume Calafat (Panthéon-Sorbonne) s'intéresse au phénomène des rumeurs, notamment à celles qui font état d'épidémies de peste. A partir d'une analyse de la correspondance du consul de France à Livourne, il étudie la manière dont elles sont traitées en fonction de leur provenance, dans les trois ports francs de Marseille, Gênes et Livourne.

            Les consuls sont-ils avant tout des informateurs des activités mercantiles ou des
demi-diplomates ? La question, qui rebondit au fil des communications, est bien posée par Julien Sempéré (Université Panthéon-Sorbonne) qui étudie la correspondance du poste de Barcelone (dont la juridiction était fort étendue) au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles (1679-1716), années cruciales dans les rapports franco-espagnols puisqu'elles virent l'intronisation d'un prince français à Madrid au prix d'une guerre qui avait embrasé toute l'Europe. A cette question, François Brisay (Université d'Angers), qui a étudié le personnel consulaire en poste à Rome, à Naples et en Sicile au début du XVIIIe siècle (1699-1724) répond, avec preuves à l'appui, qu'il s'agit bien d'informateurs politiques.

            Albane Pialoux (Université de Paris IV) s'intéresse, dans la tradition du regretté Bruno Neveu, à l'activité des consuls de France dans les Etats de l'Eglise au XVIIe siècle, et à la qualité des informations qu'ils fournissaient à l'ambassadeur à Rome. De la communication de David Plouviez (Université de Nantes), il ressort que le réseau des consuls de France en Italie et aux rives de l'Empire Ottoman rendait au XVIIIe siècle de grands services à la Marine royale, pourtant bien éprouvée depuis le désastre de la Hougue.

            Pierre-Yves Beaurepaire et Silvia Marzagalli (Université de Nice Sophia Antipolis) campent un intéressant portrait de François Philip Fölsch, consul de Suède à Marseille de 1780 à 1832. Né dans cette ville en 1755, il y succéda à son père dans sa charge consulaire et y fut à sa mort remplacé par son fils. De telles dynasties consulaires n'étaient pas rares (Les deux Haÿ père et fils, en sont un exemple au Maroc). Il fut donc en poste pendant toute la période de la Révolution et de l'Empire sur laquelle il a laissé des témoignages précieux. Ses fonctions l'amenaient en outre à assurer la liaison avec les consuls à Alger et à Tunis.

            Il y a beaucoup d'enseignements à tirer de la contribution de Mariella Aglietti (Université de Pise) qui étudie l'évolution de la fonction consulaire  au cours des XVIIIe et XIXe siècles à partir d'une étude prosopographique de la correspondance des consuls espagnols établis sur le pourtour méditerranéen et notamment dans les cités marchandes de la péninsule italienne. A l'origine simples agents commerciaux au service d'intérêts privés et constituant des réseaux informels, ceux-ci acquirent progressivement un statut officiel à mesure que les gouvernements, développant leurs relations extérieures, appréciaient de plus en plus la qualité des renseignements qu'ils fournissaient à la Cour de Madrid.

            Complétant des travaux antérieurs, notamment ceux d'Anne-Marie Plenel, la contribution de Mehdi Jerad (Université de Sousse, pp. 257-372) traite des activités du consulat de France à Tunis sous Mathieu de Lesseps (1827-1832) et Alexandre Deval
(1832-1836). Un rôle particulièrement important puisqu'il couvre la période qui précède la prise d'Alger et celle qui la suit immédiatement. D'importantes informations concernant l'Algérie transitaient par Tunis et étaient retransmises aux autorités militaires françaises à Alger. Le consul Deval avait-il un lien de parenté avec son homonyme en poste à Alger en 1827 ? On aimerait le savoir de même que l'on aimerait savoir quelles étaient les relations de la Régence avec le Bey de Constantine, Ahmed, qui opposa une résistance soutenue à la pénétration française. 

            Sous le titre « Normes et pratiques de l'information consulaire », Fabrice Jesné  (Université de Nantes), traite des activités du consulat des Etats Sardes à Smyrne de 1857 à 1861, autrement dit en plein « Risorgimiento » et en pleine question d'Orient.

            Gerald Sawicki (Université de Nancy) retrace la carrière d'un personnage qui joua un rôle majeur dans l'établissement du protectorat à Tunis, le consul général et chargé d'affaires Théodore Roustan déjà bien connu par la thèse de Jean Ganiage. On sait qu'il fut l'objet de vives attaques de Clemenceau et de campagnes de presse du journal L'Intransigeant : il s'ensuivit un procès qui manqua de briser sa carrière : il n'en fut rien, puisque relevé de ses fonctions, il fut nommé Ministre à Washington puis ambassadeur à Madrid.

            Sous le titre Cultural Mediators, propaganda practitioners, Niccolo Tognarini (Institut européen) étudie le rôle des consuls de l'Italie fasciste dans les pays
arabo-musulmans comme relais actifs du puissant émetteur de Bari, dont les bulletins étaient très suivis au Moyen-Orient.

            La dernière communication, celle de Frédérique Schillo (Jérusalem) évoque la personnalité du consul général René Neuville qui fut en poste à Jérusalem de 1946 à 1952, et s'y trouvait donc au moment de la guerre de 1948. Catholique presque fanatique, bien qu'au départ en bons termes avec le roi Abdallah, et sans doute protégé par le MRP, il resta en poste jusqu'à sa mort en 1952, et se préoccupait quasi exclusivement de sauvegarder les prérogatives françaises sur les Lieux Saints. Il se montra à peu près indifférent au massacre de la population du village de Deir Yassine par les forces de l'Irgoun en avril 1948.

            Dans ses remarques en guise de conclusion, Christian Windler (Université de Berne), insiste sur le caractère hybride de la fonction des consuls d'Ancien Régime, sur l'importance des liens familiaux et de l'enracinement local et dégage de nombreuses convergences entre les communications présentées par les différents auteurs. Si une idéologie de service public tend progressivement à s'imposer à partir du XVIIIe siècle, ce que l'on peut notamment déduire de la forme employée pour les correspondances, les préoccupations économiques ne sont jamais totalement occultées.