Retour aux recensions du mois

Djenné-Jeno : 1000 ans de sculpture en terre cuite au Mali

Télécharger au format PDF
Recension rédigée par Henri Marchal


            En 1943, Théodore Monod découvrait au Mali sur un site voisin de Djenné la première statuette en terre cuite (en trois morceaux) représentative d’un style artistique raffiné qui s’est épanoui entre 700 et 1700 dans le delta intérieur du Niger. Elle se réfère à une culture qui compte en Afrique subsaharienne parmi les plus anciennes avec celles du Nigéria (dites successivement de Nok, d’Ifé et du Bénin). Les fouilles archéologiques ont ainsi révélé la profondeur historique des créations artistiques africaines qui jusqu’alors était non seulement insoupçonnée mais même niée.

            La statuaire en terre cuite de Djenné-Jeno (c’est-à-dire de l’ancienne Djenné) est remarquable par l’importance accordée à la représentation humaine qui est saisie en plein mouvement. Ce caractère dynamique est généralement absent des styles tribaux africains. L’auteur a pu identifier plus de soixante attitudes différentes. Les mouvements corporels des sculptures du delta intérieur du Niger fournissent un ensemble de postures rituelles, le plus souvent assises ou agenouillées, dont la permanence a été intelligemment mise en évidence par un travail sur le terrain. La confrontation des attitudes observées dans les terres cuites à celles décrites dans la littérature ethnographique a permis de déterminer un ensemble de gestes sacrés et d’en mesurer le sens. Le rapprochement par l’image du passé et du présent est porteur d’une force explicative qui dispense de longs développements et délivre un message immédiat.

            Cet art en argile modelé s’enracine au Mali dans un lointain passé. Issu du groupe mandé, il a pour dénominateur commun : la période, un millénaire (700 - 1700) ; le matériau, la terre cuite ; l’origine géographique, le delta intérieur du Niger. Il se distribue sur 400 sites répartis sur environ 30.000 kms².

            A partir d’une sélection de 250 sculptures qui sont réunies et publiées pour la première fois dans cet ouvrage, B. de Grunne a identifié sur la base de traits formels six styles qu’il a subdivisé en styles archaïque, préclassique, classique (3) et maniériste. Etabli à partir de la méthode de la thermoluminescence, un tableau illustré résume l’évolution chronologique de la statuaire de 780 à 1690. On observe que la variété des gestes propres aux figures est présente à toutes les étapes de son développement. Elle est indissociable du facteur religieux.

            Dans la statuaire en terre cuite, deux caractéristiques formelles méritent d’être relevées. La présence d’yeux protubérants symbolise peut-être un état de possession rituelle face à la statue dont l’adorateur adopte la même position pour établir un rapport de communication. La persistance de cette posture sacrée témoigne de la longévité de ce culte dans le delta intérieur du Niger. On peut en rapprocher les yeux globuleux des figures yoruba au Nigéria pour incarner dans le bois cette même réalité extrasensorielle. Le mouvement des mains correspond à des attitudes de prières qui s’accordent à d’anciennes traditions religieuses. Quant à la position agenouillée dominante, elle manifeste naturellement une attitude de vénération et de communication vis-à-vis de la divinité.

            Certains détails iconographiques caractérisent les statues. Des pustules peuvent couvrir le visage et le corps des figures ; elles semblent être moins un ornement qu’un motif de maladie utilisé pour susciter le respect de forces surnaturelles qui échappent à l’entendement. D’autres sont liés au pouvoir du serpent dont la représentation sert à marquer la puissance chez les personnages importants. On peut encore remarquer des larmes coulant sur les visages. On les a considérées comme le résultat d’une prise de possession qui fait pleurer l’adorateur devant la statue vénérée. La statuaire reproduit ainsi une double vérité fondée à la fois sur l’apparence visuelle et sur une réalité supranaturelle.

            En dehors des figures humaines, l’ouvrage fait place dans les derniers chapitres à d’autres œuvres en terre cuite ou faites dans un autre matériau. Ainsi, les représentations équestres confirment le rôle joué par le cheval dans cette région depuis le XIe siècle. Dans le travail du bois, la statuaire soninké offre de nombreuses similitudes formelles avec les figures en terre cuite. De même, aucune séparation nette ne distingue dans le travail du métal les styles de Djenné-Jeno de l’art dogon. Les œuvres en métal, en bois ou en terre cuite couvrent un large éventail de caractéristiques iconographiques qui se sont maintenues tout au long de plusieurs générations.

            Bernard de Grunne propose dans ce superbe ouvrage enrichi d’illustrations en couleur une savante synthèse sur un art de la terre cuite encore inconnu il y a quelques décennies. Il est l’aboutissement d’une longue patience, faite d’enquêtes sur le terrain, de recherches érudites et d’efforts d’interprétation qui stimulent sa lecture.