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Le partage des mémoires : la guerre d'Algérie en littérature, au cinéma et sur le web

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Recension rédigée par Jean Martin


            Il est dans l'histoire des peuples des blessures qui laissent des cicatrices résistantes et  profondes : l'histoire du régime de Vichy et de la collaboration en est un exemple, et la guerre d'indépendance de l'Algérie en est un autre. Les meurtrissures de cette dernière sont encore perceptibles dans les mentalités sur les deux rives de la Méditerranée et risquent de ne pas être oblitérées de sitôt. Les Français, pourtant dans leur très grande majorité nés depuis 1962, n'ont pas vécu l'évènement et n'en ont guère souffert. Chez les Algériens, population jeune, la proportion est plus grande encore. D'une rive à l'autre, la guerre a inspiré une abondante production littéraire et cinématographique.

            Universitaire québécoise d'origine algérienne (et postdoctorante à Lille 3), Djemaa Maazouzi a retenu pour la présente étude trois corpus d'œuvres se référant à des types de mémoires différents : les harkis, les Européens d'Algérie (elle abuse du terme de Pieds Noirs) et enfin les immigrés algériens en France. Mais, contrairement à ce que le sous-titre pourrait laisser penser, le cas des harkis est au centre de son œuvre. Les trois auteurs sont Zahia Rahmani : Moze (2003), Mehdi Charef : le triptyque: A bras le cœur (2006), 1962, le dernier voyage (2005), Cartouches gauloises (2006)  et enfin Tony Gatlif : Exils (2004). A ce corpus central, Djemaa Maazouzi a ajouté quelques œuvres adventices qui font office de contreforts notamment un livre de Dalila Kerchouche (Mon père ce harki).

            Une première partie (pp. 25-68) est opportunément intitulée "Fabrication des mémoires et besoin d'histoire". Titre judicieux car Guizot n'avait pas tort d'écrire: "C'est un désordre grave et un grand affaiblissement chez une nation que l'oubli et le dédain du passé". Sans doute mais la « fabrication » de la mémoire est un art difficile et l'on est irrésistiblement frappé par la proximité des termes de « fabrication » et de « falsification ». Est-ce que faire de l'histoire est synonyme de faire mémoire ? Non sans doute, mais la question est posée p. 50. Et la répartition temporelle en quatre séquences: Amnistie (1962-1968), amnésie (1969-1980) anamnèse (1981-1992) et hypermnésie  (quasi obsessionnelle) depuis 1993, nous semble très heureuse.

            La deuxième partie, intitulée « scénographie mémorielle du procès » (pp. 107-194) est centrée sur l'image des harkis dont Djemaa Maazouzi nous dit d'emblée qu'il s'agit « du nom du traitre et d'un traitre mot ». Le premier chapitre « Histoire des harkas » est d'une lecture pénible, puisque, citant Alain Ruscio et Delphine Robic, il évoque une cascade de trahisons: trahison d'un lieutenant français envers les musulmans de sa section, trahison de ces hommes envers le même lieutenant qu'ils songent à assassiner, trahison de la France envers ces recrues algériennes qu'elle abandonne à la vindicte de l'ALN, et trahison enfin des harkis eux-mêmes envers la cause du nationalisme algérien.

            Mais qu'est-ce au juste qu'un harki ? Une citation de Charles Robert Ageron, très heureusement choisie, nous donne p. 108 l'origine de ce terme : un membre d'une de ces formations supplétives de l'armée française appelées harkas et mises en place en 1956 sous le proconsulat de Robert Lacoste. Le même Lacoste aurait voulu en faire des « formations algériennes de contre-guérilla » mais sa suggestion fut fermement repoussée par Salan qui y voyait un embryon d'armée algérienne. Et les harkis durent attendre novembre 1961 pour recevoir un statut officiel à une époque où le désengagement de la France en Algérie était déjà chose acquise. Il s'agissait, on l'oublie trop souvent, d'un statut civil. Les harkas n'étaient pas des formations militaires et leurs membres n'étaient pas sous contrat d'engagement. Ils étaient soldés à la semaine et ne pouvaient prétendre à une pension de retraite. Combien étaient au total ces harkis proprement dits ? 60.000 nous dit le texte p. 111, ce qui nous semble exagéré : ce chiffre englobe sans doute des moghaznis, gardes auxiliaires des SAS et des communes mixtes, ainsi que des membres de divers groupes d'autodéfense. 67.000 d'entre eux (familles comprises) furent rapatriés ou gagnèrent la France de leur propre initiative, quelquefois à l'issue d'une peine de prison, de 1962 à 1968.

            Mais le vocable de harki a très rapidement pris une acception plus large et en est venu à désigner, du moins en métropole, tout Algérien musulman au service de la France, dans l'armée ou l'administration, voire même des élus locaux. C'est ainsi que l'on aboutit au chiffre de 140.000 Français musulmans rapatriés (FMR) de toutes catégories, dont 85.000 supplétifs, pour la plupart hébergés dans des camps de transit et de reclassement et 55.000 « fonctionnaires et notables » qui se fixèrent en divers lieux.

            Cette lecture évoque pour nous le souvenir du film Lacombe Lucien, histoire d'un jeune paysan français qui se trouve pendant l'occupation engagé dans la Milice ou dans une quelconque « formation antinationale ». Il n'a aucune sympathie pour l'idéologie nazie ou collaborationniste ni d'ailleurs aucune culture politique et ne comprend pas grand-chose à ce qui lui arrive. Il nous semble que beaucoup de harkis, paysans pauvres et analphabètes, se trouvaient dans ce cas. On pourrait tout aussi bien penser au héros de La Vingt Cinquième heure de Virgil Gheorghiu.

            Pour beaucoup d'enfants de harkis, l'adolescence et l'âge adulte furent le temps des procès, celui de la mise en accusation du père coupable de félonie et responsable de la condition misérable des siens dans un camp d'hébergement, (on ne sait pourquoi l'auteure s'obstine à parler de camps de relégation) de sa condition pitoyable d'assisté incapable de trouver un emploi décent et d'assurer la subsistance des siens. Ce sentiment de honte du père est très perceptible dans l'œuvre de Zahia Rahmani , Moze. Pourtant les faits ne sont pas si simples et le procès du père (intenté par ses enfants) devient  (pp. 136-150) un procès intenté par le père lui-même au colonialisme  (c'est-à-dire à la domination coloniale responsable de la situation où il se trouve). Et le procès du père se mue ainsi en procès « pour le père », dans lequel ses enfants, reconnaissant des circonstances atténuantes à son engagement, sont amenés à prendre sa défense (pp. 151-194). Zahia Rahmani est parvenue à cette démarche en étudiant avec soin le contexte historique, notamment celui qui a préludé à la guerre d'indépendance. Djemaa Maazouzi étudie à ce propos le cas du personnage de Mon père ce harki de Dalila Kerchouche. Née dans un camp du sud-ouest de la France, Dalila ne retrouvera la sérénité qu'en se rendant longtemps plus tard dans le douar familial en Algérie et en reconstituant le film des évènements qui ont abouti à l'engagement de son  père. Par un oncle, elle apprend avec soulagement que  son père a aidé en secret les combattants de l'ALN. Son récit est par ailleurs truffé de faits historiques accablants pour l'administration française.

            Le roman Le harki de Meriem de Mehdi Charef, enfant des bidonvilles de l'immigration, n'est pas autobiographique. Il relate la vie d'un ancien moghazni, Azzeddine,
" replié " selon le terme convenu dans une ville de province. Son fils est assassiné par des racistes d'extrême droite et ne pourra être inhumé en Algérie comme il le souhaiterait. Son épouse Meriem, très éprouvée par ce meurtre, à en perdre la raison, y voit un châtiment divin de la trahison du père, auquel elle n'en reste pas moins très attachée. Mais le couple a une fille infirmière, mère de deux enfants, et il y a là une raison de garder espoir dans la vie.

            Les troisième et quatrième parties  « Scénographie mémorielle de la rencontre » et
« scénographie mémorielle du passé » retracent deux impossibilités : l'impossible rencontre entre colons et colonisés dans cette société « castée » (le terme est de l'auteure, p. 197) qu'était l'Algérie coloniale. Il y avait sans doute des contacts superficiels des « frottements » (autre terme employé p. 104), une cohabitation, mais sans osmose véritable[2]. Pourtant le film Cartouches gauloises tendrait à démontrer que cette rencontre était possible. Mais les cinéastes sont-ils autre chose que des « montreurs d'ombres » ? Et l'autre impossibilité est celle du retour, lors même qu'il devient légalement possible au prix de fastidieuses démarches et au risque d'être refoulé à la frontière. Hantise du retour vers la terre des Anciens, qui habite tous les déracinés. Ce retour, qui est aussi celui du refoulé, se fait au prix d'une double brisure et se traduit le plus souvent par un sentiment d'amertume, par un échec. Car les déracinés sont le plus souvent, des perturbés et des exclus qui ne sont nulle part chez eux. Et un bref retour, trente ans plus tard, dans un pays qui n'est plus le leur, ne leur procure pas de réconfort.

            Bien d'autres témoignages pourraient être portés sur les harkis, notamment celui du général Buis qui nous dit un jour qu'il s'agissait d'une troupe de figurants, peu fiables, attirés par la solde, donnant des gages à l'ALN pour ménager l'avenir et recrutés avant tout pour démontrer à l'opinion, et au FLN, qu'il existait un fort parti de musulmans algériens désireux de combattre pour la France. Or ce parti, au fil des années de guerre, se trouvait de plus en plus marginalisé.

            Le style est parfois un peu relâché, du fait d'une relecture insuffisante. « Celui » ou « celle » ne doit jamais être suivi d'un adjectif ou d'un participe. Nous avons relevé quelques inexactitudes historiques. p. 109 : l'OAS n'a pas échoué dans son putsch des généraux d'avril 1961: les trois généraux qui ont fomenté ce putsch, ont agi de leur propre initiative et n'avaient pas de connivence avec les premiers chefs de l'OAS (Lagaillarde, Sarradet et Susini) qui se trouvaient en Espagne. Le général Salan qui les rejoignit le lendemain, ne fut pas le bienvenu. Challe et Zeller étaient opposés à la guérilla de l'OAS.

            Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet ouvrage intéressant et pourvu d'un solide appareil critique. La bibliographie de près de 40 pages, est dense et l'index est d'une grande utilité. Le harkis furent-ils des « oubliés de l'histoire »selon une expression éculée ? Dans l'histoire rien ne se perd, serions-nous tenté de répondre.                                                                          

                                                                                                                   


[2] Ce statut d'étranger dans sa ville natale  caractéristique les sociétés coloniales a été bien décrit par Albert Memmi dans La statue de sel  quand il évoque son enfance tunisoise.