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La France, l'Espagne et l'indépendance du Maroc, 1951-1958

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Recension rédigée par Jean Martin


            Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Nantes, spécialisé dans les relations internationales (avec un intérêt particulier pour les relations franco-espagnoles), Michel Catala s’efforce, dans la présente étude, de démêler l’écheveau embrouillé des relations entre Paris et Madrid face à la crise qui, de 1951 à 1956, préluda à l’indépendance du Maroc. Il y parvient non sans brio.

            Depuis 1912, le Maroc, l’Empire chérifien, pour reprendre la dénomination alors en usage, se trouvait soumis à quatre régimes administratifs différents : la zone de protectorat français, la zone de protectorat espagnol, la zone de Tanger, placée sous une tutelle internationale dont le statut n’était défini que depuis 1928 (avec divers remaniements) et enfin les deux « présides » de Ceuta et Melilla, enclaves de souveraineté espagnole.

            Les relations entre les deux puissances coloniales n’avaient jamais été aisées et ce, depuis les débuts. La France s’était installée au Maroc en vertu du traité de Fès du 30 mars 1912. En conséquence de ce traité, l’Espagne avait instauré son protectorat sur le nord du pays, une zone de 28.000 km2 qui lui avait été attribuée par l’acte d’Algésiras. La guerre du Rif avait occasionné un rapprochement momentané entre les deux puissances, mais les relations, pour être correctes, étaient en général assez peu cordiales.

            L’année 1951, que l’auteur a retenue comme point de départ de son étude, consacre le timide retour de l’Espagne sur la scène internationale après les années d’ostracisme dont ce pays à régime dictatorial avait été frappé par le concert des Etats européens, depuis la fin du second conflit mondial.

            C’est aussi le retour de l’Espagne sur la scène marocaine. Dans la région soumise à son contrôle, elle était en fait occupante sans titre, n’ayant pas été associée à la négociation (si l’on peut parler de négociation) du traité de protectorat de mars 1912. Un prince de la famille alaouite, Moulay Hassan el Mahdi, représentait le sultan dans la zone espagnole avec le titre de Khalifa (Lieutenant général). Sa capitale était installée à Tétouan et il était assisté d’un gouvernement local composé de quelques ministres (vizirs).

            En 1951, la France est confrontée à la montée du nationalisme marocain, très perceptible depuis le célèbre « discours de Tanger » prononcé par le sultan Ben Youssef en avril 1947. 1951 voit aussi l’arrivée à Tétouan d’un nouveau Haut-Commissaire espagnol, l’ambitieux général Garcia Valino, peu favorable aux Français.

             La première question à régler était celle du statut de Tanger. L’Espagne qui s’était emparée de la ville à la faveur de la deuxième guerre mondiale, mettant fin pour un temps au régime international, puis avait été pratiquement exclue de ses instances dirigeantes par l’accord franco-britannique d’août 1945 définissant un nouveau statut. Le consul général François de Panafieu sut mener d’habiles négociations avec son collègue espagnol, Del Castillo. Elles aboutirent à la convention du 10 novembre 1952, ratifiée par les autres puissances, qui rendait à l’Espagne une partie des prérogatives qu’elle avait perdues en 1945.

            La détente qui suivit cet accord fut brève. La France s’engageait dans une ligne politique répressive et en août 1953, le sultan Mohammed ben Youssef fut déposé et exilé en Corse avant d’être transféré à Madagascar. Cette destitution ne fit qu’exacerber les tensions entre Français et Espagnols. A Tétouan, le haut-commissaire Garcia Valino ne cacha pas son indignation et le khalifa, bien que prudent, resta fidèle au sultan déchu.  Franco fit savoir qu’il cautionnait cette politique, si bien qu’une crise franco-espagnole était en voie de se superposer à la crise franco marocaine. La France pouvait difficilement en encourir le risque et elle adopta un profil bas dans ses relations avec Madrid. Ainsi que l’auteur le remarque justement p. 77 « la crise était inévitable mais la rupture impossible ». En février 1954, Franco et Garcia Valino proclamaient l’autonomie de la zone nord par rapport au sultan ben Arafa, mis en place par la Résidence. Les diplomates français parlèrent à ce sujet de « coup de Tétouan ». En mai 1954, le Caudillo et le haut-commissaire ne voyaient d’issue que dans le retour du sultan exilé. Michel Catala observe que la France et l’Espagne n’en étaient pas moins condamnées à vivre ensemble au Maroc.

            La marche à l’indépendance allait s’imposer comme une nécessité pour la France, mais peut être considérée comme un échec pour l’Espagne (tel est le titre du chapitre 2
pp. 91-163). Le ministère Mendès France, accaparé par le règlement de la question indochinoise, puis par les affaires de Tunisie, ne fit guère progresser le dossier marocain, en dépit de l’évidente bonne volonté du chef du gouvernement, qui chercha cependant à garder des relations correctes avec Madrid et Tétouan. La situation en Algérie devenait très préoccupante et le Rif était en plein soulèvement. L’auteur estime (p. 93) qu’une année se trouva perdue du fait de l’instabilité ministérielle française.

            La négociation de l’indépendance (fin du ministère Edgar Faure) que l’auteur qualifie avec humour (et avec bonheur) de « divorce à trois » fut particulièrement malaisée (cette forme de séparation ne peut être facile). Dès cette époque, les dirigeants français, conscients de l’échec de la politique précédemment suivie, envisageaient la solution du problème dynastique, autrement dit le retour du sultan, et l’ouverture de négociations en vue de l’abolition du protectorat. Mais ils entendaient tenir l’Espagne à l’écart des pourparlers avec le Maroc, au motif que cette puissance n’était pas signataire du traité de 1912. Le gouvernement de Madrid ne pouvait que s’en trouver humilié. Le résident général à Rabat, Francis Lacoste et l’ambassadeur à Madrid, Jacques Meyrier, cherchaient cependant à améliorer, sans grand succès, les relations franco-espagnoles. La rumeur courut un temps que Garcia Valino se déclarait disposé à accueillir le sultan Ben Youssef à Tétouan et que Franco se préparait à reconnaître l’autonomie interne de la zone de Tétouan. Allal el-Fassi se trouvait en Espagne, invité du gouvernement. Quelques ouvertures qui témoignaient de la volonté de Pierre Mendès France et de ses ministres de parvenir à une entente, restèrent lettre morte.

            En février 1955, le ministère Edgar Faure avait hérité d’une situation difficile : de sanglants attentats se multipliaient en zone française tandis que le calme régnait dans la zone sous contrôle espagnol. Garcia Valino se félicitait de sa politique de bonne entente avec les chefs nationalistes. L’un d’eux, Abdel Khalek Torres, allait bientôt être appelé à faire partie du gouvernement du khalifa. Pour leur part, les autorités françaises, Lacoste en tête, dénonçaient les émissions de Radio Tétouan, qu’elles accusaient d’entretenir l’agitation, et considéraient que la zone espagnole était devenue un sanctuaire pour les guérilléros nationalistes, qui bénéficiaient d’un important trafic d’armes en provenance de Tanger.

            Faisant suite à la conférence d’Aix-les-Bains, le départ de Ben Arafa, le 1er octobre 1955, a-t-il sauvé le Maroc d’un bain de sang ? Edgar Faure l’a affirmé, mais il n’a pas empêché des attentats de se poursuivre pendant quelques jours. Qualifié bien à tort de libéral, le général Boyer de Latour, successeur de Granval (qui avait lui-même remplacé Lacoste), condamnait ce retrait dans lequel il dénonçait le fruit de la collusion de l’Espagne et des nationalistes, mais il fut sèchement rappelé à l’ordre par le ministre Pierre July qui lui reprochait de chercher à saboter la politique du gouvernement.

            A partir de la mise en place du Conseil du trône, organe quasiment mort-né[2], le processus menant à l’indépendance était sur ses rails. En dépit des efforts d’ouverture du président Pinay, l’Espagne resta exclue des entretiens de La Celle Saint Cloud, qui préludèrent au retour du sultan et à l’indépendance.  Les dirigeants madrilènes, mis devant le fait accompli, en conçurent une vive amertume et brandirent même la menace, sans consistance, de la création d’un émirat indépendant à Tétouan. Le khalifa reçut de Rabat des ordres de ne pas s’associer à de telles manœuvres et la zone espagnole fut réincorporée au sultanat dans l’été 1956. Selon la formule de Michel Catala, l’Espagne avait dû, non sans aigreur, « se soumettre ou se démettre ».

            Il n’existe cependant pas de brouille éternelle et la question saharienne allait dès 1958 engendrer un discret rapprochement entre les deux puissances. L’auteur parle de « retrouvailles » qui font l’objet du chapitre 3 (pp. 165-260). La situation en Algérie était devenue très sérieuse et l’Espagne s’inquiétait des visées marocaines sur le Sahara occidental (Rio de Oro) et de l’infiltration de l’armée de libération. Il fallut procéder à des opérations militaires conjointes (février 1958) qui furent à l’origine d’une fraternité d’armes et d’une progressive réconciliation, imposée par les évènements. La presse espagnole allait bientôt saluer dans le retour de De Gaulle, l’arrivée d’un véritable « Franco français ». La page était tournée.

            Au fil de la lecture, il est intéressant d’apprendre (pp. 69-70) que la France avait envisagé d’octroyer au Maroc le statut d’Etat associé (Théoriquement « indépendant dans le cadre de l’Union Française »). Le sultan aurait donné son accord mais cette solution fut abandonnée sous la pression des milieux conservateurs français. On trouve une évocation des divers acteurs, surtout diplomatiques, de cette période. Le libéral Léon Marchal, directeur d’Afrique Levant, René Massigli, secrétaire général du Quai d’Orsay, le comte de Casa Rojas, ambassadeur d’Espagne, le colonel de gendarmerie Touya, devenu proche du sultan en exil, et tant d’autres. Ceci nous amène à déplorer l’absence d’un index… Rappelons enfin à l’auteur (p. 12) que la prière n’est pas dite « au nom »du sultan (elle est dite au nom de Dieu) mais qu’elle « fait mention »du sultan, commandeur des Croyants et que le représentant du sultan à Tétouan était le « khalifa » et non le « khalifat », terme qui désigne la fonction.

                                                                                                              

 



[2] On aimerait en connaître la composition : Grand vizir El Moqri, Tahar Ou Assou, pacha Sbihi, Mbarek Bekkaï.