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Jacques Rabemananjara : poésie et politique à Madagascar : biographie

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Recension rédigée par Jean Nemo


            Maître de conférences à l’Université de Lorraine, cette auteure s’est fait connaître par ses nombreuses chroniques, préfaces et postfaces, directions d’ouvrages, sur ou à propos de Madagascar, mais aussi de quelques pays d’Afrique noire. Elle s’est spécialisée à la fois dans l’histoire malgache ainsi que de quelques autres pays relativement proches et dans la littérature malgache de langue française (sans pour autant négliger de se référer à la littérature de langue malgache), voire, plus généralement, dans d’autres littératures africaines de langue française. On renverra sur ce point le lecteur intéressé et curieux aux actes d’un colloque de 2012, Senghor et sa postérité littéraire, actes dont elle dirigea la rédaction.

            Elle traite ici à la fois d’histoire littéraire, d’histoire politique (laquelle fut fort agitée pour la personnalité dont elle livre la biographie), les deux étroitement entremêlées.

            Cette biographie se présente de manière classique, chronologiquement, mais aussi par thèmes à l’intérieur des périodes : 1913, la naissance à Maroantsetra, l’enfance, la formation, un premier séjour, grand adolescent puis jeune adulte, à Tananarive (où il crée, en 1935, La Revue des Jeunes de Madagascar « …preuve d’effronterie », dont la devise est « devenir de plus en plus français tout en restant de plus en plus malgache ») ; l’influence des jésuites dans sa formation, les premiers engagements littéraires ; l’entrée dans l’administration, quoique honnie parce que très autoritaire et marginalisant les employés malgaches, mais où il est « tranquille ». Il anime cependant rapidement un syndicat proprement malgache, partant pas très bien vu des autorités coloniales.

            Mais le ministre des Colonies du Front populaire, Georges Mandel, voyant venir une prochaine guerre, entend faire des gestes en direction de la société malgache pour la convaincre d’inciter les jeunes à s’engager dans un conflit qui, pour elle, est « une affaire entre Européens ». Rappelons qu’en 1938, les cendres de Ranavalona III furent rapatriées en grande pompe et qu’à cette occasion le jeune Rabemananjara écrit une ode à la défunte reine.

            À l’occasion de la célébration du cent cinquantenaire de la Révolution, l’administration coloniale envoie en France des délégations composées de notables colons européens et de non moins notables « indigènes ». Rabemananjara fait donc un premier séjour à Paris, il réussit à rencontrer Georges Mandel, il en obtient l’autorisation de rester en France pour poursuivre ses études. Il entre au cabinet du ministre et y restera avec ses successeurs jusqu’en avril 1942. Il rejoint dans une affectation, avec Damas, Senghor et quelques Indochinois, le ministère de l’Information mais son activité administrative reste à ce jour relativement obscure. Il fut inquiété à la Libération comme « vichyssois ».

            Dans le même temps, il poursuit ses activités littéraires, découvre la « négritude » sans se sentir concerné, ses propres racines étant fort différentes. En revanche, il participe activement aux discussions enflammées des colonisés résidant à Paris, rencontre une Normande dont il aura une fille (il ne la connaîtra que dix ans plus tard, ayant laissé le domicile conjugal pour une « courte » période de campagne électorale à Tananarive).

            Après avoir été un fervent partisan de l’assimilation dans l’égalité, au point d’être connu comme un « agent colonial » (formule de l’un de ses amis), il est « capté et ramené au bercail de nos idées d’indépendance ». Un siège, nouveau, de député est disponible pour élection à Tananarive. Malgré l’opposition notamment des communistes, il y est élu en début 1946. Non sans avoir rejoint au préalable le MDRM (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache), qui milite pour un État libre et souverain au sein de l’Union française, étape vers l’indépendance.

            Des témoins, tel Leiris, décrivent le jeune Rabemanjara comme un homme secret, torturé, déraciné. Complexe donc, alors même que le poète de langue française est déjà connu, qu’il commence une carrière politique qui lui coûtera cher sur le plan personnel, et ce par deux fois, en 1947 puis au début des années 1970.

            Éclate l’insurrection de 1947, sévèrement réprimée par le pouvoir colonial, sur place, désavouée par la plupart des partis politiques en France. Ce qui vaut à un certain nombre de responsables politiques malgaches, dont des parlementaires, un procès en 1948, au « verdict non motivé ». Six condamnations à mort, dont celles de deux députés, Rabemananjara qui a refusé de se défendre est condamné à la perpétuité. Les condamnés à mort sont graciés par le président Auriol, Rabemanjara va passer « neuf années « jour et nuit entre les quatre murs d’une cellule » en différentes prisons.. ». « Il transforme son innocence en sacrifice, ce qui donne un nouveau sens à son incarcération ».

            Ses responsabilités dans l’insurrection n’ont jamais été clairement établies, l’intéressé est resté relativement muet à ce égard. Il a simplement reconnu qu’il était au courant « de ce qui se tramait. Mais je répète que je n’encouragerai jamais les comploteurs ».

            Durant la période avant le procès, un certain nombre d’accusés furent exécutés et son gardien lui annonçait souvent sa très prochaine exécution. « L’écriture de l’urgence » le conduit à renouveler profondément son style dans une poésie libérée des contraintes de rimes et de prosodie, il vitupère en vers libres, véritables interjections ou interpellations sans précautions verbales, appelle à la liberté de l’Île, strophes qui paraissent dans l’édition dePrésence africaine.

            Il rédige des pièces de théâtre, Les dieux malgaches, Les boutriers de l’aurore, Agape des Dieux…qui toutes, qu’elles se réfèrent à un passé ancien, récent ou à l’actualité, traitent de thèmes, à peine déguisés, des années 1947-1955. Ces pièces seront rééditées plus tard, éventuellement remaniées, en majorité par les éditions Présence africaine.

            Une loi d’amnistie de mars 1956 permet la libération du prisonnier qui part en France où il rejoint Alioune Diop et ses éditions de Présence africaine. Il participe en septembre au 1er congrès des écrivains noirs, est invité pour faire de nombreuses conférences, notamment par des catholiques, des protestants et des milieux militants anticolonialistes. Il semble épouser les thèmes de ses amis africains à propos de la civilisation négro-africaine. Il critique vigoureusement les visions dévalorisantes des Européens à l’égard des peuples de couleur, notamment des « Mélaniens ». Mais il n’entend pas renier ses deux cultures, la malgache et plus généralement la « mélanienne » et la culture française. Il ne figurera cependant jamais, aux yeux des contemporains ni, plus tard, des historiens de la négritude et de Présence africaine, au même niveau de contribution que les Fanon, les Senghor, les Damas et autres Césaire. Ses racines betsimisaraka, qu’il affirme asiatiques, peuvent expliquer de forts tiraillements et des contradictions dans ses appartenances.

            On rappellera qu’entre 1956 et 1960, les choses ont très vite évolué. De la « loi-cadre Defferre » aux indépendances, moins de quatre années.

            Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, Rabemananjara n’a pas été oublié dans sa Grande Île. Il entretient des « relations secrètes avec Césaire Rabenoro, envoyé par le Président Tsiranana ». Malgré un soutien tonitruant à Sekou Touré, « il est suffisamment conscient que l’histoire nationale semble avancer sans lui pour adopter une nouvelle stratégie ». Il se rallie, avec quelques autres exilés, au parti qui, à la veille de l’Indépendance, a la faveur des Français et dont Tsiranana est le « patron ». Celui-ci les ramène dans son avion lors d’un bref voyage à Paris. Rabemananjara est désormais convaincu, tout comme son ami Césaire Rabenoro, que la ligne « modérée » est la bonne. Des acteurs français ou malgaches de l’époque et des historiens plus tard donnent des versions non pas contradictoires mais différentes de la nature ethnique, politique, religieuse des enjeux de 1960, des ralliements plus ou moins sincères et des oppositions plus ou moins virulentes, des « gagnants » et des « perdants ».

            Toujours est-il que Rabemanajara mène une vigoureuse campagne, sous l’étiquette « Union » dans l’Est, pour les premières élections législatives de septembre 1960, rassure les Européens de Tamatave en déclarant que « les Malgaches n’ont jamais combattu le peuple de France. Ils ont combattu un système ». La liste « Troisième Force » qu’il conduit obtient
63 % des voix avec une importante participation. En octobre, Tsiranana présente son gouvernement dans lequel Rabemanjara est ministre d’État, soit l’un des plus importants, chargé de l’économie nationale, de l’industrie, des mines et des énergies.

            Il finira sa « mue » en adhérant au parti présidentiel en fin 1961. Il est ainsi qualifié par son ami Césaire Rabenoro « de chef de file de l’aile droite libérale du parti gouvernemental ».

            Une notation au passage, hors commentaire de l’ouvrage sous revue : pour qui a eu l’occasion de voir fréquemment Rabemananjara dans les couloirs de son ministère ou lors des conseils des ministres ou d’autres réunions, le souvenir est celui d’un homme plein d’humour, au verbe abondant et toujours intéressant, sachant être modeste sans perdre de son ascendant sur ses interlocuteurs et le plus souvent tout à fait au courant de ses dossiers, sachant fort bien expliquer ses arbitrages ou ses options. Pour qui l’a bien plus tard rencontré par hasard, dans la rue à Paris, lors de son deuxième exil parisien, le souvenir est celui d’un fort long entretien avec un homme modestement vêtu, toujours chaleureux, sans amertume mais fort bon analyste des choses du temps, critique et sévère sans vitupération, bref fort « civil », comme autrefois on le disait d’un interlocuteur de bonne compagnie.

            Revenons à la biographie. En 1964, Rabemananjara a changé de portefeuille, pour prendre celui de ministre en charge de l’agriculture. Il est député de Tamatave. Un journaliste malgache l’accuse alors, ainsi que ses collaborateurs dont un coopérant français, de corruption et porte l’affaire devant les tribunaux. L’affaire n’a jamais été complètement éclaircie mais le ministre y aura fait preuve, admiré par beaucoup, de digne retenue et d’un grand calme face à un adversaire concurrent et virulent.

            Une seconde affaire embarrassante, tout aussi obscure aujourd’hui qu’à l’époque, celle dite des « grands moulins de Dakar » et du sieur Mimran, qui couvait depuis le courant de l’année 1960. Même s’il n’a pas tiré bénéfice de l’imbroglio, Rabemananjara, plus ou moins piégé notamment par Tsiranana, ne saura pas tirer clairement son épingle du jeu.

            La future succession de Tsiranana, bien présente aux yeux de ceux qui pensent pouvoir y prétendre, notamment de deux « côtiers » dont Rabamananjara, provoque ici encore des levées de bouclier agressives. Devenu en 1967 l’un des vice-présidents de la République, chargé des affaires étrangères et sociales, l’intéressé s’implique dans des dossiers internationaux et régionaux complexes. C’est ainsi qu’on lui reprochera par la suite ses contacts avec l’Afrique du Sud de l’apartheid et ses initiatives en direction d’un Mozambique encore portugais, rendus indispensables pour des raisons économiques mais aussi pour tenter des bons offices. Comme il le déclarera en 1971, « L’économie ne se préoccupe pas d’idéologie. Seul compte en matière de relations internationales l’intérêt national ».

            Les évènements vont précipiter la chute d’un Président malade mais pourtant réélu avec une écrasante majorité des électeurs (99,7 % !!) en début 1972. L’élimination brutale du dauphin Resampa, l’agitation universitaire tout au long de l’année 1971, une jacquerie ou une insurrection dans le sud, matée avec dureté au second trimestre de la même année, discréditent le régime, par ailleurs servi par des fonctionnaires trop souvent brutaux et vénaux. Rabemanajara reste relativement éloigné de ces évènements en raison de ses nombreuses tournées dans le monde (celui du « syndicat des pays pauvres »). Il sera emporté dans la débâcle d’octobre 1972, lorsque Tsiranana se voit contraint d’abandonner le pouvoir, repris dans un premier temps, après référendum constitutionnel, par le général Ramanantsoa. Rabemananjara est alors interdit de sortie du territoire. Il réussit cependant à fuir avec sa famille, via Abidjan, pour Paris.

« La constante double présence de Rabemananjara dans les domaines politique et culturel fut largement commentée par ses contemporains puis par ceux qui tentent aujourd’hui de comprendre sa trajectoire ».

            Vient alors le long et dernier exil en France, à peine interrompu en 1992 par une tentative de reprendre place dans la vie politique de son pays. Désormais septuagénaire, il présente une liste « sous l’étiquette un peu énigmatique de « Groupement libéral de Madagascar… ». ». Il mèneune désastreuse campagne électorale où il n’obtiendra, dans sa région d’origine, après avoir été contraint d’éviter Tamatave, aucune voix dans sa ville natale et « au niveau national, un score humiliant de 2,7 % des voix ».

            Définitivement retiré de la vie publique, il poursuit en France les activités entreprises depuis le début de ce second exil, dans une littérature francophone dont il n’a jamais été le chef de file mais où il jouit d’une réputation certaine, le nombre de rééditions de ses poèmes, pièces de théâtre et autres nombreuses préfaces le prouve. Comme le montre aussi le Grand Prix de la Francophonie, décerné en 1988. Sauf erreur de lecture, la biographie ne le mentionne pas. Sur le plan matériel (sa biographe ne le signale pas plus), il vit fort modestement.

            Il meurt nonagénaire à Paris en 2005, son corps est rapatrié à Tananarive où « les titres de la presse rendent compte des «  funérailles grandioses » que les autorités malgaches accordent à celui qui s’est tenu alternativement au premier plan et en retrait de la vie publique malgache…Jacques Rabemananjara entre ainsi dans l’histoire nationale avec une unanimité dont il n’avait pas bénéficié de son vivant.».

            Le résumé sommaire qui précède de la biographie complexe établie par Dominique Ranaivoson rend forcément mal compte de la richesse de son ouvrage et des contradictions nombreuses d’un personnage tiraillé entre diverses appartenances, qui dans deux domaines, politique et littéraire, fut parmi les « grands » mais aussi parmi les plus souvent oubliés. Même aujourd’hui, il n’est pas exclu que telle soit encore la situation. On ne saurait donc trop inviter le lecteur intéressé aux divers aspects non seulement littéraires mais aussi sociologiques, intellectuels, politiques, des francophonies des passés coloniaux et des appropriations postcoloniales, à parcourir l’ouvrage.

            Celui-ci est complété par quelques écrits de Rabemananjara (les critères de leur choix ne sont pas réellement expliqués), des entretiens avec quelques témoins, quelques textes récents « écrits en hommage à Jacques Rabemananjara ».