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Diplomaties culturelles et fabrique des identités : Argentine, Brésil, Chili (1919-1946)

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Recension rédigée par


            Ortega y Gasset qui fut l’un des plus grands penseurs de langue espagnole du siècle dernier, écrivait naguère que tout problème politique a une solution culturelle. Maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) et spécialiste du panaméricanisme culturel, Juliette Dumont a entrepris d’étudier les relations culturelles entre trois pays du continent latino-américain, l’Argentine, le Brésil et le Chili, donc deux pays hispanophones et le troisième lusophone, ceci pendant l’entre-deux guerres et jusqu’au lendemain du deuxième conflit mondial. Une belle histoire, nous dit le préfacier Robert Frank, professeur émérite à Paris I. Il insiste sur le fait que le facteur culturel est la quatrième dimension, trop longtemps méconnue, des relations internationales, les trois autres étant le politique, l’économique et le militaire.

            Les trois pays concernés ont pourtant un riche passé commun. Ils furent au nombre des 41 Etats dont les délégations prirent part, en novembre 1920, à l’assemblée constitutive de la Société des Nations.

            L’histoire de ces trois pays, dont deux seulement ont des frontières communes, fait apparaître d’incontestables analogies.

            Dans une première partie, l’auteure plante le décor et campe la place de l’Amérique Latine, et particulièrement celle des trois Etats, sur la scène internationale.  A Genève, ces pays firent entendre, selon ses propres termes, les voix de nations jeunes, impétueuses et optimistes.  Si le parcours du Chili au sein de la SDN a pu être jugé exemplaire, en dépit des difficultés que la crise de 1929 lui a values, il n’en alla pas de même du Brésil qui quitta l’organisation avec fracas en 1926. L’Argentine était quant à elle partagée entre ambitions internationales et tensions internes (sans oublier les sempiternels contentieux frontaliers entre Le Chili et l’Argentine). Quel bilan ces pays ont-ils retiré de leur appartenance à la SDN, s’interroge Juliette Dumont p. 49 ? Il apparaît sans doute assez mince, voire quasi nul dans le cas de l’Argentine, même si ces nations ont pu affirmer leur existence par le moyen de cette institution, surtout dans une vieille Europe où les connaissances en géographie (on ne parlait pas alors de géopolitique) n’étaient pas particulièrement répandues. La SDN leur assurait, envers et contre tout, une place, pour modeste qu’elle fût, dans le concert des nations.

            Un deuxième chapitre analyse le rôle des nations latino-américaines au sein de l’Organisation Internationale de coopération intellectuelle (OICI).  Précurseur de l’Unesco, cet organisme avait été créé à Genève en 1921 sous l’égide de la SDN et sous le nom de Commission Internationale de coopération intellectuelle (CICI). Il ne devait trouver sa forme définitive qu’en 1931. Il joua un rôle important de coordination entre les diverses délégations qui se retrouvaient également au sein de l’ICI (Institut de coopération intellectuelle), siégeant à Paris. En dépit d’un ralliement tardif, le poids de l’Amérique Latine dans ces institutions semble avoir été en accroissement rapide.

            Le chapitre III s’applique à définir la place de l’Amérique Latine sur la scène panaméricaine : on peut y lire de bonnes pages sur la coopération intellectuelle entre l’Amérique Latine et les Etats Unis : à mesure que décroit l’influence britannique, la grande république du nord assoit peu à peu la sienne dans les trois pays concernés par l’étude et aussi dans les autres. Nous sommes en présence de la construction d’un « empire informel » dans lequel l’Amérique Latine joue sa partition, à une place modeste.

            L’entre-deux guerres fut-il pour le continent latino-américain une aurore ou un crépuscule ? Telle est la question que Juliette Dumont se pose p. 91, en conclusion de cette partie. Elle doit admettre que les efforts de ces pays pour s’affirmer et ne pas se contenter du rôle subalterne qui leur était assigné n’ont guère été couronnés de succès. Ni la SDN ni l’OICI n’étaient des tribunes annonçant le déclin des impérialismes dont les signes avant-coureurs, encore timides n’étaient guère perçus, sinon par la commission des mandats.

            Il y a beaucoup à apprendre de la lecture de la deuxième partie, intitulée : « Logiques internationales et enjeux régionaux » qui peut apparaître comme le morceau de bravoure de cet ouvrage. On y trouve la position du problème essentiel de l’identité latino-américaine. Le subcontinent était certes et reste encore un enjeu entre l’Europe et les Etats-Unis, et il cherchait à jouer un rôle de balance entre les deux. Comment être latino-américain ? se demande l’auteure au chapitre VI. Elle nous apprend qu’en 1926, le Brésil, sur le point de quitter la SDN, s’efforça d’apporter des éléments de réponse en lançant un projet d’institut interaméricain, établissement de haute tenue, conçu par un médecin, le Dr Xavier de Oliveira qui lui assignait le but d’être un moteur du panaméricanisme. L’institut fut officiellement fondé en 1928 mais il semble n’avoir jamais existé que sur le papier, l’initiative ayant fait long feu, faute de subsides et d’entente unanime entre les gouvernements.

            Les conférences de Buenos Aires en 1936 (Pen Club international) et de Santiago en 1939 (réunion des commissions culturelles américaines à l’initiative du gouvernement chilien) se résument à des efforts méritoires, mais vains, pour sauver la paix dans un monde en marche vers la collision prévisible. Quant à la conférence de La Havane en 1941, qui s’est tenue au cœur du cyclone et dont les participants auraient voulu « sauver l’Europe », rien de concret ne pouvait sortir de ses travaux.

            Poétiquement intitulée : « Symphonie du nouveau monde » la conclusion de cette partie (p. 159) préconise un « décloisonnement » de l’histoire de l’Amérique Latine trop souvent cantonnée dans des nationalismes (voire des chauvinismes) étriqués et périmés. Et ce décloisonnement est bien évidemment subordonné à des relations culturelles soutenues.

            Et nous arrivons ainsi à la troisième partie qui, sous le titre : « Perspectives nationales » décrit le fonctionnement des « machines diplomatiques culturelles » des trois pays auxquels cette étude est consacrée (chapitre VII).

            En Argentine, les relations culturelles dépendent d’un service spécialisé du ministère des relations extérieures « L’Oficina de difusion de la cultura y propaganda argentina en el exterior », créé en 1937. Les activités de ce bureau connurent une vive impulsion à partir de l’accession de Juan Peron à la présidence (1946). Le nouveau président était très soucieux de promouvoir le prestige de l’Argentine à l’étranger, notamment dans le domaine du cinéma, l’industrie cinématographique argentine étant l’une des plus productives et des plus avancées du subcontinent.

            Au Brésil, la création d’un service spécialisé dans les relations intellectuelles remonte également à 1937, même si l’idée en avait été lancée en 1934 par le « Departemento de propaganda e difusao cultural », lui-même successeur du Departemento oficial de publicidade.  L’auteure insiste sur le rôle du livre et de la musique, instruments essentiels de la diplomatie culturelle brésilienne.

            Plus que les deux pays précédents, le Chili a souffert de son relatif isolement sur la scène internationale et de la grande ignorance dans laquelle il était tenu à l’étranger : pour pallier cette carence le Président Alessandri avait crée en 1921 un réseau télégraphique destiné aux ambassades, elles-mêmes tenues de diffuser des informations dans les pays où elles étaient accréditées. Une section d’information et de propagande fut crée au ministère en 1927.  L’université du Chili devait puissamment contribuer au rayonnement intellectuel de la nation à l’étranger.

            Au chapitre VIII, Juliette Dumont s’interroge sur la place que la diplomatie culturelle peut assigner aux trois pays dans le concert des nations. Quelle image peuvent-ils donner d’eux-mêmes, à travers la culture, dans quel but et à quels destinataires ? Parmi ces derniers, elle s’intéresse particulièrement à la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. Et c’est pour noter d’emblée l’absence quasi totale de la Grande Bretagne, pays avec lequel se sont pourtant nouées de solides relations économiques. Créée seulement en 1934, le British Council encourageait l’ouverture de centres culturels dans les capitales et les principales villes : en 1936 le service de coopération envoya une importante collection d’ouvrages au King’s College de Londres, mais pour l’étude des langues étrangères, les étudiants brésiliens ne montraient d’intérêt que pour l’espagnol.

            Bien que l’immigration française dans les trois pays fut numériquement insignifiante, la France occupait une position importante dans les relations culturelles et l’auteure (qui apparemment ne dédaigne pas les néologismes) n’hésite pas à la qualifier de « caution incontournable ». (p. 216). Cette place, elle la doit bien évidemment à son rôle de pays des droits de l’homme, à la richesse mondialement reconnue de sa littérature, à la fonction de gardienne de la latinité que les gouvernements lui reconnaissent.

            En revanche, les échanges avec l’Allemagne étaient tenus pour des »liaisons dangereuses » essentiellement en raison de la présence dans les divers pays de minorités allemandes qui s’assimilaient avec beaucoup de difficulté et restaient assez réceptives à la propagande allemande, surtout à partir de 1933. Une diplomatie culturelle était-elle possible face aux Etats Unis ? Juliette Dumont parait le penser, et l’Amérique latine lui apparaît comme un terrain privilégié de ce genre de relations, la liaison Argentine Brésil étant caractérisée dans les années 30 par une entente cordiale tandis que le Chili s’efforce de sortir de son isolement et aspire à cesser d’être considéré comme le « bout du monde ».

            Le neuvième et dernier chapitre « Soi-même comme un autre » nous montre le but de la diplomatie culturelle qui est de construire une identité qui puisse être affirmée à l’extérieur. L’Argentine est une nation moderne, pays de cocagne mais terre de conflits, le Brésil est à la recherche de sa « brasilianité » et le Chili s’applique à soigner son image en régénérant son âme et son corps, (ce qui n’est pas très explicite).

            De la conclusion générale pp. 285-291, nous retenons une idée maîtresse : l’Amérique Latine n’est pas une périphérie et ne saurait en aucun cas être considérée comme une banlieue. Que serait une banlieue à l’échelle mondiale ? Le rôle de l’historien est d’écrire une histoire totale. On relèvera avec intérêt p. 287 une citation de Pierre Bourdieu qui s’élève contre l’idée répandue selon laquelle la vie intellectuelle est spontanément internationale. Il observe que les intellectuels ne sont pas plus que d’autres à l’abri des stéréotypes, des préjugés, des idées reçues. Une dernière remarque admet le déclin de l’influence européenne, celle de la Madre Europa, en Amérique Latine au lendemain des deux conflits mondiaux, mais sa voix, bien qu’assourdie, n’a pas pour autant cessé de s’y faire entendre.

            Intitulée : Documentation, la bibliographie est un peu sommaire et on ne peut que regretter l’absence d’un index.