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La vocation civilisationnelle de l'islam dans l'oeuvre de Malek Bennabi

Auteur Jamel El Hamri
Editeur du Cerf
Date 2020
Pages 331
Sujets Bennabi , Malek
1905-1973

Critique et interprétation
Cote 63.980
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Recension rédigée par Christian Lochon


Dans cette publication de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Strasbourg en 2018, M. El Hamri définit sa recherche comme une introduction sérieuse et approfondie de la vie et de la pensée de Malek Bennabi (1905-1973), traitant en particulier de la thématique de l’idée religieuse de ce penseur algérien atypique.

Bennabi étudie dans sa jeunesse à la medersa de Constantine pour devenir auxiliaire de justice musulmane en Algérie. Il vivra la plupart du temps dans des conditions matérielles précaires (p.104) que ce soit en France où, dans les années 30, il suit les conférences de Louis Massignon. A Dreux, pendant l’occupation allemande, il collabore à la mairie avec les occupants et sera incarcéré par les FFI (p.410). En 1959, il se rend au Liban, où il fait traduire Vocation de l’islam puis en Syrie. Il s’installe quelque temps au Caire où il deviendra plus connu et plus apprécié qu’en Algérie (p.97) ; il conférencie à Al Azhar avec le Grand Imam Abdelhalim Mahmoud (p.98). Il est reçu par les leaders égyptiens, Nasser, Néguib, Sadate, les intellectuels proches du pouvoir, Cheikh Baqouri, Kamaleddine Hussein. Il ne revient en Algérie qu’en 1963 après que Ben Bella ait dissous le FLN.

M. El Hamri étudie la formation intellectuelle de Bennabi, qui, comme Maghrébin, est historiquement malékite, théologiquement acharite, spirituellement ouvert aux confréries soufies (p.191). Mais ce penseur autodidacte et anticonformiste est historiquement influencé par le réformisme musulman orthodoxe, les sciences humaines et la philosophie de la religion. Bennabi fait du déploiement de l’idée religieuse la pierre angulaire de son système de pensée (p.306) ; la civilisation est le fruit d’une « idée religieuse » qui s’enracine progressivement dans une culture donnée (p.144) ; l’idée religieuse de l’islam possède une promesse mineure d’efficacité sociale et une promesse majeure de paradis céleste (p.154). Pour lui, l’humanisme de l’idée religieuse s’exprime sous trois formes de fraternité, avec les musulmans, dans un contexte abrahimique et dans une fraternité adamique (p.283) ; il fait donc jouer à l’idée religieuse de l’islam un rôle eschatologique dans une civilisation humaine teintée de cosmopolitisme (p.292).

Ses tendances conservatrices apparaissent dans Le phénomène coranique qui justifie le Coran et sa mission prophétique à une époque où l’idéologie communiste colorée d’athéisme séduisait la jeunesse des pays musulmans (p.117). Bennabi admet que la fixation intégrale du texte coranique a été faite du vivant du Prophète ; il ne s’éloigne pas de l’histoire officielle imposée par la tradition musulmane (p.123). Son positionnement reste apologétique (p.131).

La tradition démocratique est à rechercher dans l’islam des premiers temps lors des intentions émancipatrices sur les esclaves, les femmes, les enfants (p.246).

Il s’oriente également vers la promotion de l’Islah (Réformisme) modéré, influencé par Ibn Badis (p.105). Dans Vocation de l’islam, il regrette que « l’homme malade musulman ait eu à son chevet le maraboutisme, le kémalisme, le baathisme, le salafisme, le wahhabisme, n’ayant laissé que de pitoyables souvenirs dans une décomposition générale » (p.176) et que le réformisme musulman n’ait pas rétabli la prééminence de la pure doctrine sur le fait du prince (p.183). Il critique la théologie musulmane et l’approche juridique de l’islam qui n’apportent aucune réponse concrète au problème de l’homme et de la société (p.227) et les Oulémas qui n’ont pas proposé un nouvel effort d’ijtihad (interprétation moderniste) sur l’économie (p.242).  Le musulman doit connaître ce monde qu’il n’a pas façonné (p.274) ; le monde musulman doit cheminer vers de nouvelles voies sans s’isoler du monde (p.280) ; il manque dans la société musulmane la logique pragmatique à cause d’une carence d’idées (p.278). Bennabi reproche à Al Mawdudi de ne pas prendre position sur lequel des deux facteurs est prépondérant dans le mal de la société, l’interne ou l’externe (p.90) et aux Frères Musulmans leur utilisation de l’islam comme instrument politique (p.95).

Certes Bennabi s’attaque aux effets du colonialisme « qui tue matériellement le colonisé et moralement le colonisateur » (p.170) et « qui est un symbole du chaos du monde moderne » (p.259), mais dans ses Carnetsen 1956, il culpabilise « l’élite musulmane qui est la poubelle dans laquelle le colonialisme dépose ses ordures » (p.187). Après la conférence de Bandoeng, il propose un projet de civilisation afro-asiatique, qui devrait fonder son éthique sur un principe positif libéré d’une essence religieuse (p.270) ; cela ne marcha pas. Il conçut alors un projet géopolitique, le Commonwealth islamique (p.267).

Ses adversaires reprochent à Bennabi son concept de la « colonisabilité ». En fait, formé dans deux écoles, française et algérienne, il critique à la fois le colonialisme et la colonisabilité (p.112) ; en 1953, dans son livre intitulé Colonisabilité, il propose d’unifier les deux concepts « colonisabilité » et colonisation, qui doivent sortir de leurs solitudes stériles et créer un « Comité musulman France-Maghreb » (p.213). Ces deux facteurs opposés maintiennent le musulman et le monde musulman dans un état de faiblesse (p.214). Les musulmans ne se remettent pas suffisamment en cause ; ils se cherchent les excuses de l’ignorance, de la pauvreté, du colonialisme (p.168). Leurs structures mentales héréditaires les empêchent de maîtriser les structures économiques implantées par le colonialisme (p.243). Il critique également les orientalistes apologétiques chez lesquels « de jeunes musulmans lettrés puisent leur édification religieuse » (p.124), ce qui a pour conséquence de faire vivre le monde musulman avec un complexe d’infériorité et l’envie de le compenser et de le diriger vers tout ce qui vient d’Occident (p.218-219). En Algérie, son concept de colonisabilité a été également critiqué ; dans Les conditions de la renaissance (1949), il montre qu’elle est responsable des complexes endogènes du musulman décadent et de sa société. C’est pourquoi, le mouvement national et les intellectuels algériens se méfient de lui (p.228 et 231). Il est à contre-courant de ceux qui pensent que la colonisabilité est l’effet de la colonisation, non sa cause (p.229) ; son livre est vu comme une critique du nationalisme algérien (p.232). Comme ses Carnets (1959) où il accuse « les gens qui dirigent la Révolution depuis 1956 de ne plus s’occuper de repousser le colonialisme mais de créer, chacun pour son compte, une zone d’influence, une concurrence des zaïms dans l’occupation du pays. »  (p.98)

M. El Hamri reconnaît que dans les années 80, le nom de Bennabi disparaît malgré le fait que le Président Chadli le décore à titre posthume de l’ordre du Mérite en 1984 (p.293) ; il n’aura pas été légitimé par les Oulémas algériens (p.140). Néanmoins, son ouverture sur les sciences humaines a fait des émules comme sa comparaison du récit de Joseph dans le Coran et la Bible (p.134). Jamel El Hamri estime que le positionnement équilibré, critique et humaniste de Malek Bennabi entre les civilisations musulmane et européenne est tourné vers l’avenir de la civilisation humaine (p.302).

On reconnaîtra à M. El Hamri le mérite d’avoir mis en relief les aspects contradictoires de ce penseur algérien, auquel peu de recherches universitaires ont été consacrées. Une postface de Mustafa Chérif (p.309 à 319) et une bibliographie (p. 321 à 326) complètent l’ouvrage auquel il manque cependant un index des personnes citées qui aurait été bien utile étant donné leur diversité.

                                                                                                


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