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Orients extrêmes : Les loges coloniales du Grand Orient de France, 1870-1940

Auteur Patrice Morlat
Editeur Les Indes savantes
Date 2021
Pages
Sujets Franc-maçonnerie
France

19e siècle
Cote 64.664
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Recension rédigée par Christian Lochon


L’historien Patrice Morlat nous présente dans Orients extrêmes une étude de l’ensemble des loges ultramarines du Grand Orient de France (GODF) entre 1870 et 1940. Ces ateliers se font l’écho des opinions politiques et laïcistes exacerbées de la métropole alors que les règlements intérieurs des maçonneries régulières n’autorisent pas les discussions sur des sujets politiques ou religieux. Il est vrai que l’auteur n’a traité que des loges du G0DF sauf à un court moment où il compare l’action des Obédiences entre elles et cite la Grande Loge de France (p.209) qui admet à l’époque la présence divine du « Grand Architecte de l’Univers » et l’immortalité de l’âme et le Droit Humain (p.214).

M. Morlat décrit minutieusement l’impact du GODF dans toutes les possessions françaises dans le monde dès le début de la présence française (p.11) en mentionnant les loges maritimes de Brest, Rochefort, Bordeaux, Marseille, Toulon (p.11) et les premières loges  outre-mer au XVIIIe siècle comme La Parfaite Union en Martinique en 1738,La Parfaite Égalité en Guyane en 1765,  Saint-Jean d’Écosse en Guadeloupe à Grande-Terre en 1768, Saint-Jacques des Vrais Amis Rassemblés à Saint-Louis du Sénégal en 1781, L’Amitié à Pondichéry après 1780 (p.18). Au XIXe siècle, en 1874, s’ouvre en Nouvelle-Calédonie l’Union Calédonienne (p.19), à Hanoï la Fraternité Tonkinoise en 1886 (p.29). Au XXe siècle, entre 1900 et 1904, quatre nouvelles loges naissent en Algérie, La Fraternelle de Kalama à Guelma,L’Union du Zaccar à Miliana, l’Aurès à Batna, L’Étoile de la Numidie à Souk Ahras (p.34). Au Maroc, de 1920 à 1931, huit ateliers nouveaux s’ouvrent à Fez, Meknès, Oujda, Marrakech, Rabat, Taza (p.34).

Les délais de communication entre l’Ordre à Paris et les loges ultramarines gênent le bon déroulement des travaux maçonniques (p.185) ; les colis postaux contenant les publications, formulaires d’affiliations, instructions sont acheminés très lentement (35 jours entre Paris et Saïgon), parfois ouverts par malveillance (p.168). Malgré leur éloignement, ces loges essaient de soutenir l’action du GODF en métropole. Les échanges épistolaires portent sur les conditions de vie des Français expatriés et des autochtones dans les colonies. (p.192). Les « Convents » annuels permettent aux loges ultramarines d’être écoutées à Paris. En 1919, 28 de ces loges y participent (p.235). Des regroupements régionaux de loges (Afrique du Nord, Indochine, Afrique occidentale) permettent aux maçons ultramarins de se faire entendre plus efficacement. Certains gouverneurs maçons comme Victor Augagneur à Madagascar ou en AEF entretiennent de bonnes relations avec les loges locales (p.258). D’autres leur sont hostiles (p.264). Certaines loges protestent contre la nomination de fonctionnaires qui les critiquent (p.278) ou en défendent d’autres (p.288).

Par le choix du nom de la loge, les frères fondateurs révèlent leurs intentions, soit attribuer des concepts maçonniques à des toponymes locaux comme L’Union Sénégalaise, La Fraternité Africaine (à Abidjan),  l’Étoile du Liban, Les Amis du Soudan,  l’Union Guyanaise, l’Éveil Berbère, Les Frères Unis du Chélif ou évoquer l’histoire, Bélisaire en Algérie, Hippone à Bône, La Nouvelle Carthage (encore en activité)en Tunisie, La Nouvelle Volubilis au Maroc, Phénicia au Liban (p.45), ou affirmer la notion de progrès comme L’Avenir Khmer, L’Avenir du Sénégal, l’Avenir Malgache, ou parfois mentionner la métropolecomme La France Australe à Madagascar, La France Équinoxiale à Cayenne (p.47), l’Océanie française àTahiti dès 1869.

La difficulté de dénombrer les frères tient à leur grande mobilité outre-mer (p.157). Seule, l’Afrique du Nord apparaît comme zone de peuplement de Français expatriés ; on peut y trouver des « lowtons » (fils de maçons) alors que dans les autres colonies, les membres des loges restent rarement plus de vingt ans. Les visiteurs occasionnels ne sont pas comptabilisés. (p.69). L’auteur estime qu’en 1927, 4430 maçons fréquentent les ateliers coloniaux (1/7e des effectifs globaux), qui se répartissent comme suit : 1301 en Algérie, 1130 en Indochine, 496 en Afrique Noire, 364 dans les îles (Guadeloupe, Martinique, Réunion), 349 à Madagascar, 343 au Maroc, 222 au Levant, 174 en Tunisie, 51 en Guyane (p.69). Deux tableaux (p.74 et 99) montrent les professions des maçons et des « vénérables » des loges coloniales (p.99). Les militaires maçons représentent un pourcentage important comme en Indochine (18% des effectifs.) bien qu’à l’époque l’Armée, surtout la Marine, n’y était pas favorable (p.312). Parfois, les frères ont subi des persécutions dans leurs affectations (p.14).

Les loges coloniales sont également étroitement liées au Conseil de l’Ordre, le soutenant lors des Affaires politiques en cours comme l’Affaire Dreyfus (p.153). Le cas de Blaise Diagne montre l’influence des politiciens maçons dans l’outre-mer (p.143) ; né en 1872, personnalité sénégalaise de l’indépendance, initié en 1899 à la Loge l’Amitié de Saint-Denis de la Réunion, affilié à la loge guyanaise La Guyane républicaine, toujours active, il aura été sous-secrétaire d’État aux colonies.

Les « planches » (exposés) dans les loges coloniales adoptent les mêmes valeurs que celles de la métropole. Les frères y sont des « enfants de la lumière et de la justice ». Ils doivent évoquer la tolérance et l’amour fraternel et apprendre « à se connaître soi-même » (p.127). Néanmoins, l’anticléricalisme, surtout durant les décades 1870, 1880, devient un combat républicain pour la défense de la laïcité et de la démocratie, dirigé contre les Missions Étrangères de Paris en Indochine et les lobbies antirépublicains qui leur sont liés (p.41) ou contre les Pères du saint Esprit à Conakry en 1908. C’est pourquoi, le nouvel initié devra prendre l’engagement de ne pas confier ses enfants aux écoles religieuses (p.49). Des manifestations symboliques, remplaçant des cérémonies religieuses, sont effectuées en loge à l’intention de frères qui se marient (p.121), « adoptent » des enfants futurs maçons (p.118), ou sont décédés (p. 123). L’auteur a répertorié 50 jugements maçonniques pour régler des conflits internes, (p.137), la violation du Secret maçonnique. Des procès maçonniques entre frères d’une même loge, s’affrontant déjà au sein de l’Administration coloniale, (p.296), imposent l’intervention du Conseil de l’Ordre. En pleine période conquérante républicaine et laïque en métropole, les ateliers ultramarins soutenaient la revendication de l’égalité des droits entre métropolitains et coloniaux (p.322) ; puis après la première guerre devenue le traumatisme destructeur des valeurs de la société occidentale, ces mêmes ateliers se livrent à une analyse sociétale conforme à celle du  Front populaire prônant la réforme de la magistrature, la nationalisation des monopoles, des banques, l’instauration d’assurances sociales, l’émancipation de la femme, l’école laïque (p.326 à 330).

On saura gré à l’auteur de sa rigueur scientifique et des précisions apportées dans son tableau chronologique de l’ouverture, de 1738 à 1939, de 234 loges d’outre-mer (p.20 à 25), les annexes copieuses consacrées aux loges ultramarines (p.347 à 410), à la bibliographie (p.411 à 419), aux index des noms propres (p.421 à 425) et des noms de loges (p.427 à 429).



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