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L'Orient d'Ismayl Urbain d'Égypte en Algérie

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Recension rédigée par Christian Lochon


Les 852 pages de ces deux tomes sont consacrées à une biographie exhaustive d’Ismaÿl Urbain (1812-1884) et à son œuvre, couvrant pour le Tome I les périodes de sa vie en Guyane, en France (Marseille et Paris) et en Égypte. Le tome II est consacré à la situation en Algérie de 1830 à 1880. Les auteurs citent à plusieurs reprises l’excellente précédente biographie de notre regretté confrère Michel Levallois Ismaÿl Urbain, une autre conquête de l’Algérie (Maisonneuve et Larose 2001).

Thomas Urbain naît à Cayenne le 31 décembre 1813 d’une mère « née esclave » Gabrielle Apolline et d’un père négociant marseillais Jean-Baptiste Brue (I 16). A cause de l’ordonnance coloniale du 23 septembre 1805 qui stipule que «  la reconnaissance des enfants naturels ne pourra être faite qu’entre Blancs ou personnes de couleur (I 17), M.Brue fait établir un faux acte de naissance de son fils qui devient « fils de Jean-Baptiste Urbain habitant de Cayenne » grâce à la complicité d’un officier d’état-civil (I 18) comme il l’a fait pour ses autres enfants, Almaïde, Louise et Ovide. En 1820. M. Brue et son fils gagnent la métropole. Urbain reviendra en Guyane en 1830 pour à peine un an (II 32).

Urbain arrive à Marseille avec son père qui, en le confiant à la famille Blanc qui va l’élever,  lui interdit tout contact direct (I  32) ; les auteurs utiliseront la copieuse correspondance de M. Brue à son fils. Revenu d’un nouveau séjour à Cayenne en 1831, Urbain milite dans la classe politique républicaine marseillaise et fait sa profession de foi saint-simonienne grâce à son ami Casimir Cayol le 7 février 1832 (I 65 et 87). Ils partent tous deux à Paris où ils sont accueillis dans la communauté de cette Église saint-simonienne à Ménilmontant (I 99) ; il y rencontre Enfantin (né à Paris en 1796) et d’Eichtal qui vont devenir ses maîtres spirituels (I 109). Enfantin le convaincra de l’évolution de la Porte ottomane entreprise par les sultans Sélim III et Mahmoud II et de celle de l’Égypte de Mohamed Ali qui font démentir le préjugé que l’Orient soit irrévocablement despotique (I 14 et 156). Reconnaissant, Urbain écrira en 1883 « Je me suis sans cesse efforcé de rester saint-simonien » (II 371). Lors de la répression de l’insurrection parisienne de 1832, les cadres saint-simoniens dont Enfantin, Duveyrier, Chevalier sont emprisonnés mais Thomas Urbain « fils d’une esclave des colonies » est relaxé. « L’Église saint-simonienne » est dissoute  mais ses membres vont constituer un réseau très actif. Urbain et Cayol, qui dirige « Les Compagnons de la Femme » se rendent à Valence puis à Marseille et décident de s’installer en Égypte.

Urbain restera sur les bords du Nil de 1832 à 1836. Un milieu français expatrié et compétent y soutient l’action de modernisation de Mohamed Ali en Égypte. Nombreux sont les spécialistes français recrutés par Mohamed Ali : Jumel, Lefébure de Cérisy, Mougel, Pascal Coste, Linant de Bellefonds, Clot Bey qui lance une campagne massive de vaccination antivariolique ; Jomard, ancien de l’expédition d’Égypte, les soutient de Paris. C’est JF Dimant, Consul de France à Alexandrie, qui  convainc en 1829 Mohamed Ali de ne pas détruire les pyramides qu’il voulait utiliser comme carrière ! (I 197-198). Les « Compagnons de la Femme » s’embarquent le 22 mars 1833 et n’arriveront que le 24 août à Alexandrie, après trois escales à Istanbul, Smyrne et au Liban où ils rendront visite à l’Émir Bachir et à Lady Stanhope (I 168-184). Urbain est accueilli au Caire par la famille du chirurgien Dussap dont l’épouse égyptienne lui inspirera sa conversion à l’islam (I 231) et des élégies La Fille de Damanhour, Prière à la lune (I 204). Celui qui s’appellera dorénavant Ismaÿl écrira en 1835 à Mimaut : « J’ai pris sur moi les bâtards, les esclaves, les Noirs puis les musulmans, les renégats » (I 238). Il est alors nommé professeur de français à l’École d’Infanterie de Damiette. Il y sera exposé à l’épidémie de peste qui débute au Caire en 1834 (I 210). Le fait qu’il soit devenu musulman, qu’il ait appris l’arabe, va orienter sa future carrière. « J’ai vivement en moi l’instinct musulman et l’amour de la civilisation européenne. Je crois que je pourrai être utile dans cette voie » écrit-il à Enfantin en 1838 (II 152). A son retour à Paris, il collabore au Temps, au Monde, au Magasin Pittoresque, devient le secrétaire d’Eichtal qui le pousse vers un destin algérien et, en le recommandant à Christophe de Lamoricière, le fait nommer interprète à Oran auprès du Général Bugeaud (I 291-293).

En mai 1837, Urbain entreprend sa carrière algérienne à laquelle il restera attaché jusqu’à sa mort. Débarquant à Oran, il prend ses fonctions de secrétaire civil du Général Bugeaud (II 96). Mais il n’y retrouve pas ses compagnons des belles soirées du Caire (II 116) et compense cette nostalgie par ses chroniques aux Débats. Ce qui va lui attirer des inimitiés de la part des officiers qui craignent ses révélations de leurs campagnes de guerre (II 120). Il est également détesté des « colonistes » pour ses prises de position pour la communauté musulmane dont il décrit la profonde misère (II 303). Il écrit à ce propos : « Je suis devenu la personnification du parti arabe ». En janvier 1838, il est affecté au Bureau Arabe à Alger (II 147) et en juillet à Constantine comme interprète du Général Valée qu’il accompagne dans ses expéditions militaires de Djamila à Sétif (II 208). En 1839, il devient l’interprète du duc d’Orléans fils de Louis-Philippe, qui réussit à relier avec 30 000 soldats Constantine à Alger par les Portes de Fer, soit 480 km. (II 259). Le Prince lui offre un beau cheval et un porte-crayon en or. Urbain rejoint ensuite Constantine où il est placé sous les ordres du duc d’Aumale (II 307). Il sera à ses côtés lors de la prise de la smala d’Abdelqader en 1843 comme l’indique sa présence dans le tableau d’Horace Vernet de 1845 (II 373). De l’Emir Abdelqader vaincu, Urbain reconnaîtra avec lucidité que « la religion était le seul drapeau autour duquel la nationalité pût se rallier… pour supporter les maux de la guerre, la ruine, l’exil, la misère » (II 357). Urbain  rendra visite à l’Émir, en tant que responsable des prisonniers algériens en France, en 1846 et 1853 et lui vouera une grande admiration. Plus tard, l’Émir fera obtenir à Urbain la décoration ottomane Madjidiyé et le Nichan tunisien. En 1840, Urbain avait épousé une jeune divorcée algérienne de 15 ans, Djeyhmouna devant le cadi malékite de Constantine (II 280). En 1857,  ils se marieront civilement en France et Urbain fera baptiser sa fille Bela (II 379). A la mort de Djeyhmouna, Urbain épousera Louise Lary dont il aura un fils Ovide (II 389). En 1865, Urbain accompagne Napoléon III en Algérie.

Les Saint-Simoniens sont favorables à l’islam ; plusieurs d’entre eux comme le peintre Macherau deviennent musulmans. Eichtal en 1841 montre le rôle civilisateur de l’islam en Afrique dans son Histoire des Foulahs (II 297) et, avec Rodrigues, convainc Enfantin de s’intéresser à cette religion. Urbain sera très sensible à cette islamophilie qu’il fera connaître au grand public dans ses articles de fond publiés dans La Revue de Paris comme Une Conversion à l’islam (1852), Le Coran et les femmes arabes (1854), De la tolérance en islam (1856). Urbain, analysent ses biographes, rapproche sa négritude de l’islam ; il écrit à Eichtal en 1838 : « Je n’ai compris l’Orient que du jour où j’ai été musulman. J’ai reconnu que l’Arabe n’était pas ma race mais bien les Noirs, que l’islam était la religion du lien entre les Arabes et les Noirs » (II 189), et en 1839 : « Mon cœur a besoin de cette religion des Noirs, de ce fétichisme » (II 242). Enfantin, nommé en 1839 Membre de la Commission Scientifique de l’Algérie, utilisera les services d’Urbain pour la description de l’Algérie profonde. Urbain recommandera à Enfantin de ne pas introduire de colons européens (II 324) et protestera contre « l’horreur des charges militaires et ceux qui les font » dans une lettre à Eichtal de 1846 (II 363).

Les annexes de cette somme montrent le travail de documentation remarquable auquel se sont astreints les auteurs, 970 notes dans le tome I (p.317 à 348) et 1027 dans le tome II (p.393 à 426). Le tome II contient aussi les sources bibliographiques (p.429 à 460), l’index biographique des noms de personnes (p.461 à  487), l’index sélectif des noms des groupes humains (p.490 -492), l’index sélectif des noms de lieux (p.493 à 503), la carte de la Régence d’Alger avant 1830 (p.504) et la carte de l’Algérie en 1841 (page de couverture interne). Ces recherches menées durant quatre lustres méritent notre reconnaissance.