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Un perpétuel retour en grâce, après un retrait exemplaire du pouvoir politique en Afrique

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Recension rédigée par Jean Nemo


Prenant appui et parti pour l’exemple de Léopold Sédar Senghor, on pouvait craindre une hagiographie à propos de cet homme qui fut l’un des très rares Présidents africains, voire du monde, à tirer sa révérence à l’heure dite et annoncée. Comblé d’honneurs et de reconnaissances littéraires et poétiques, artistiques, politiques, il sut se retirer sans y être forcé par quelque coup d’État ou de mauvais sondages.

Certains de ses engagements, alors qu’il était encore jeune, prêtent aujourd’hui à sourire, telle la Négritude dont il fut l’un des trois ou quatre hérauts. Non parce qu’en ces temps-là l’idée fût incongrue mais parce que, depuis, cette revendication de civilisation et d’identité a pris d’autres chemins.

Malgré une des dernières phrases de sa conclusion, admirative, «…parce que son personnage et son œuvre littéraire sont rentrés dans le patrimoine universel de l’humanité », l’ouvrage ne ressort pas de l’hagiographie.

Il n’est pas utile ici de rappeler qui fut Senghor, l’homme de poésie, de littérature, tout autant que le fondateur d’une nation qu’il sut préserver, lui et son successeur, des péripéties souvent sanglantes de la création de modernes États à la recherche de leur modernité et d’une patrie. Ici, selon la formule d’Abou Bakr Moreau, celle de l’«homo senegalensis ».

En huit chapitres, la démarche de l’auteur est originale.

Les deux premiers chapitres évoquent les ruptures : l’inaugurale, celle qui invente l’avenir, la seconde épistémologique, la poésie l’emportant sur la politique dans l’ordre des priorités fondamentales de l’homme.

La première situe le héros de l’ouvrage dans une large nébuleuse, qui va de Breton à Valéry, de Claudel à Baudelaire, d’Hugo à Lamartine… Profondément imbu de culture classique sans avoir rompu avec la Négritude, Senghor est sensible à leurs façons d’entrer dans la politique puis d’en sortir. « …ils ont gardé le sens de la mesure en comprenant que le pouvoir politique a un temps et des limites, et c’est ainsi qu’ils sont restés hommes de Lettres. ». Suivent des comparaisons avec d’illustres prédécesseurs, les de Gaulle, les Hugo, les Lamartine, voire les Solon.

La seconde explicite le « demain il sera trop tard », cette priorité donnée à la littérature sur l’appropriation patrimoniale du pouvoir. Là encore, appel est fait à d’illustres prédécesseurs, le Tocqueville qui disait « … qu’en démocratie, […] chaque génération qui naît […] est comme un peuple nouveau qui vient s’offrir à la main du législateur ».

Abou Bakr Moreau insiste dans ces deux chapitres sur l’influence exercée sur l’un des inventeurs de la Négritude par sa culture profondément classique et occidentale.

Le chapitre suivant, « L’un est dans l’autre : entre la gestion de l’art et l’art de la gestion », l’auteur insiste sur la conception de Senghor, pour lequel « le devoir de prendre part à l’Histoire » appelle le poète à consacrer un temps pour l’engagement politique. Mais il n’y a pas que la « gestion » personnelle. L’auteur rappelle les débats théoriques et concrets sur l’aide au développement, mêlé aux reconnaissances d’autres grands littérateurs français engagés dans les luttes politiques, les Malraux et autres Sartre. Au Sénégal, « …les hommes de Lettres et de culture en général trouvaient tout à la fois un porte-parole, un porte-étendard, un interlocuteur attentif et généreux disposé à …un véritable mécénat d’État… ». Mais aussi un chantre du métissage culturel, « récusant farouchement la notion d’une identité nationale …crispée et refermée sur elle-même… ».

Un autre chapitre tente d’expliciter « une personnalité multidimensionnelle », en énumérant l’intellectuel, le révolutionnaire, l’intransigeant, le symboliste, le romantique, l’utopiste, l’enseignant…

Finalement, Senghor fut « le Président extraordinaire d’un pays si ordinaire »…

On le répétera, si cet essai n’est pas hagiographique, il est admiratif pour toutes les facettes originales et spectaculaires d’un génie du XXe siècle. Il se lit avec grand intérêt même s’il n’apprend pas grand-chose de nouveau au lecteur familier de l’homme, de son œuvre multiforme, de ses parcours culturels et politiques.

L’auteur n’a pour le moment qu’une très courte bibliographie. D’après la 4ème de couverture, il est enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il doit être encouragé à poursuivre ses recherches, notamment sur son héraut du métissage enrichissant, sans mauvais jeu de mot sur le terme « héraut ».

Une remarque éditoriale mineure qui ne devrait pas détourner le lecteur de sa lecture : outre que l’éditeur est probablement peu accessible dans les librairies non spécialisées, l’appareil critique est succinct, la table des matières ne permet pas de repérer les pages où commencent les chapitres…